L'Insoumise du Roi-Soleil
réclamant une explication : « Qui loge dans le manoir dont les toits se dessinent derrière cette colline, à main gauche ? Et qui se cache derrière ce bois épais ? Non ! Sur votre droite... François, savez-vous où nous sommes ? »
Il faisait chanter sa voix au motif qu’il imitait la mienne et prenait des pauses qui, avançait-il, me ressemblaient. Avais-je vraiment pour habitude de relever les cheveux pour dégager mon front, puis de poser un doigt sur le menton quand je réfléchissais ?
— Et vous haussez les épaules pour vous moquer. Vous faites exactement ceci !
François avait lâché les rênes. Il était debout. Il se tenait les hanches. Il jouait.
— Monsieur ! cria Bonnefoix. Reprenez votre place... Nous courons à la mort.
Jean-Baptiste était ronchon. Il avait mal à la tête et se plaignait d’une mauvaise nuit qu’il résumait ainsi :
— Je ne pouvais faire taire ce bavard de Sébastien. Et comment savoir s’il fallait vous attendre ? Alors, nous avons bu et réveillé le passé, qu’il me fallut reconstruire étape après étape. Ce pauvre Sébastien a le cerveau transpercé par l’âge. Il reste que, ce matin, je paye pour ma gentillesse. La suie de ses bougies m’obscurcit la vue et son vin me serre ici et là, et jusqu’aux boyaux. J’ajoute que la conduite très imprudente de monsieur Beltavolo n’arrange rien à mon aventure. J’ai le cœur qui remonte, et je crois...
François tira sur les rênes. Les chevaux s’arrêtèrent sur le bas-côté.
— Conduisez, Jean-Baptiste. Non, je vous en prie. Venez vous asseoir ici...
— Quelle est donc cette proposition ? fit Bonnefoix d’un air méfiant.
— Vous dirigerez ce carrosse. Nous irons à votre pas et je n’aurai pas besoin de me tordre le cou pour répondre aux questions de notre belle passagère. Votre esprit sera occupé à surveiller tout à la fois les chevaux, les grincements du carrosse et les marcheurs qui occupent la voie, ainsi, vous ne penserez plus à votre affection. Vous connaissez le chemin et vous êtes un homme prudent. Je vous fais confiance. Tenez, ces rênes sont à vous.
— C’est non !
— Jean-Baptiste, le suppliai-je...
Il hésita un instant, et finit par hausser les épaules.
— C’est bon, maugréa le plus gentil des hommes.
Nous étions à présent à moins d’une lieue de Versailles. François avait posé son bras sur le dossier de notre siège. Il faisait beau. Il racontait. Je me sentais bien.
— J’ai chassé dans ce bois quand j’étais un jeune noble plein de promesses...
Son visage se contracta :
— J’avais seize ans, lorsque je suis venu ici pour la dernière fois. J’accompagnais mon père. C’était en 1674, après la guerre de conquête de la Franche-Comté. La trêve avait libéré les soldats et ils prenaient leur quartier d’hiver. Les blessés se reposaient chez eux. Les veuves pleuraient leurs morts. Les vainqueurs célébraient le triomphe du roi qui, pour se réjouir de la paix, avait imaginé la chasse. Mon père était invité. Et, par son acharnement à tuer, il me prouva qu’il le faisait bien et aimait la mort. Ce jour, combien de bêtes furent massacrées ?
Son regard s’évada vers l’horizon :
— Cette ferme-là ! Je m’en souviens, nous y avons fait une halte. Les chevaux suaient. L’un d’eux s’était brisé l’échine en trébuchant dans un fossé. On le saigna sur place. Puis, on sonna le rassemblement. Les suiveurs nous rejoignirent. Dans la cour, on avait rassemblé notre butin. La terre buvait les viscères encore chauds. Les enfants des paysans tournaient autour comme des mouches, les yeux dévorés par la faim. Il y avait assez pour les nourrir jusqu’à l’Avent. Les chiens, excités par l’odeur, se mordaient et se déchiraient. On leur donna les tripes des morts. La veste de mon père ruisselait de sang. Il riait trop fort et ses yeux brillaient comme ceux d’un fou. À un moment, il m’a tendu une dague pour que j’achève un cerf qui mourait d’épuisement. L’œil de ce puissant martyr me suivit alors que j’approchais. Il tenta de se redresser, mais la botte de mon père lui enfonça la bouche dans la poussière. Le sacrifié se fixa. Il réclamait la fin. Il l’attendait même. Mais je ne pus exécuter ma tâche. Au prétexte de faire plaisir à mon père, je lui offris ma miséricorde. Il la prit aussitôt et acheva son ouvrage. Puis, il releva les yeux et me fixa intensément. Nous combattions en
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