L'Insoumise du Roi-Soleil
serrés, centurions annonciateurs des splendeurs spectaculaires de Versailles. Ailleurs, d’autres habillaient de pavés les routes boueuses qui conduisaient au chœur. Ainsi, la scène se construisait.
Il régnait un bruit assourdissant auquel se mêlaient les coups de pelle et de marteau, le piétinement des bêtes de somme, le fracas des pierres et de la terre qu’on sortait des chariots. Les compagnons donnaient de la voix pour couvrir ce tapage. Ils hurlaient au danger. Ils demandaient le passage, houspillaient les plus faibles qui s’asseyaient dans le froid, au bord de l’épuisement. On appelait à l’aide quand une charge trop lourde obligeait les plus solides ou les inconscients à renoncer. Plus bas, cent bras courageux halaient la masse énorme d’un bloc de pierre de taille. Pour soulager leur effort, ils accompagnaient les coups de rein d’un grognement cadencé, jaillissant de leurs entrailles. Leur plainte se muait peu à peu en un chant grégaire qu’ils offraient aux dieux, commandeurs de ces travaux herculéens dédiés au Soleil.
Soudain, il y eut une clameur. Et tous levèrent les bras brandissant les pioches, les marteaux, les pelles comme autant d’étendards. Un lourd carrosse, recouvert d’or fin et tiré par six chevaux aux muscles puissants, fendait la vague humaine. Le flux céda en ordre dispersé. Des curieux qui hésitaient, des surpris qui ne reculaient pas assez vite, furent bousculés et rejetés sur les côtés. L’un d’eux tomba dans la boue, bousculé à son tour par ses frères qui reformaient la vague. On voulait voir. On voulait être au premier rang. Six cavaliers habillés de bleu encadraient les chevaux blancs et noirs. Les vociférations du peuple se muèrent en cris d’allégresse. C’était le roi. C’était notre roi. Et ces mots sonnaient comme un coup de foudre. Le maître d’attelage fit claquer le fouet. Les étalons se mirent à l’ordre. Les naseaux crachaient la bave, les flancs fumaient, les fers des sabots brisaient les pavés que l’on n’avait pu fixer. J’eus à peine le temps d’apercevoir les armoiries peintes en lettres flamboyantes. L. Quatorze. Le carrosse était équipé de fenêtres, mais on les avait ouvertes. Le Roi-Soleil présentait son profil aux infortunés.
Il se tourna enfin. Il regardait tout et ne voyait personne. Le temps d’un éclair, je pus deviner sa bouche fine et sa moustache précieusement cirée. L’instant d’après, l’apparition s’échappait. La vague des hourras s’épuisa. La joie fugace s’évanouit. La fatigue revint sur les visages. La foule abandonnée s’ébroua et se désunit. Elle errait, privée de cette union fabriquée depuis l’aube dans la souffrance commune, et que la vision du roi avait un instant dissipée. Alors, un appel lointain jaillit au loin. Ce signal, connu de tous, les assembla de nouveau. Ils acclamèrent son auteur. Un tocsin prit le relais. Midi sonna. Des chariots de nourriture fendirent le peuple des orphelins. Ils mangeraient. Ils se reconstitueraient. Ils se retrouveraient. Il restait tant à faire avant la nuit. Nous les abandonnâmes pour entrer sur la place d’Armes.
C’était l’accès principal au château. L’entrée royale. Ici, les troupes défilaient au son du fifre et du tambour pour le plaisir du roi. Pourtant, le désordre y dominait. Il y avait des poutres de bois, des monticules d’ardoises, des briques entassées sans attention. Un chantier de plus s’engageait ; celui des ailes des ministres où bientôt le gouvernement du roi serait réuni. Autant de bouches à nourrir en plus ! aurait pu gémir Jean-Baptiste. Un nouvel état des choses ou un État entier ? Car, des Grandes Écuries à l’aile du Midi, achevée depuis pour loger les courtisans, le projet de Louis XIV se devinait dans ce tout qu’il ramenait à lui , à ce centre incarné par le château proprement dit, et qui se montrait juste après.
Rien n’interdisait d’entrer sur la place d’Armes construite dans un cercle dont le tour était cerné par un mur solide. On ne s’évadait qu’en avançant vers le château. Après avoir franchi ce seuil, un autre obstacle se présentait. Deux pavillons de pierre encadraient les abords. Des gardes suisses s’y tenaient à l’aplomb des grilles. Pourtant, il nous fut aisé de franchir ce barrage resté ouvert. Pour preuve, les gardes ne nous jetèrent qu’un simple regard. Tout semblait fait pour aller vers l’avant, pour
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