L'Insoumise du Roi-Soleil
détournèrent du corps et elle s’éloigna en s’aidant du morceau de bois. Le vent se leva.
— Hélène ?
François me prit la main. Il me secoua pour que je réagisse.
— Tout cela est-il vrai ? demandai-je, aussi éberluée qu’hébétée.
— Oui, hélas. Hélène, il faut nous arrêter. Nous ne pouvons aller plus loin avec l’attelage.
Un garde suisse barrait la route. Il faisait partie de ce théâtre inhumain.
— Où allez-vous ainsi ! s’écria-t-il.
Jean-Baptiste se lança le premier :
— Je suis jardinier à Orléans. Et voici ma nièce et son frère aîné. Nous venons à Paris pour la succession de ma pauvre tante, décédée voilà peu d’une petite vérole. Ce matin, l’affaire étant réglée, j’ai dit : que diriez-vous d’aller visiter les jardins de notre roi bien-aimé ? Voilà, mon brave ami...
— Demi-tour ! Trouvez à vous garer plus haut. Et revenez à pied.
— Merci pour ce conseil, fit Bonnefoix en saluant le cerbère.
Sur le chemin des grandes écuries, nous trouvâmes où placer notre attelage. Pour se rapprocher du roi, les nobles familles, celles de Condé, de Longueville, de Soissons ou de Créquy avaient fait construire de beaux hôtels particuliers à quelques encablures. Une pièce glissée dans la paume d’un domestique qui veillait au seuil de la demeure du duc de Luynes fit l’affaire. Paille, foin, avoine, tout se négociait. Nous revînmes sur nos pas.
Devant les écuries, et malgré le terrible spectacle que j’avais découvert, je ne pus m’empêcher d’admirer la splendeur des bâtiments qui devaient abriter des centaines de chevaux et autant d’attelages.
Mais combien de sacrifiés ?
Dans la Grande Écurie, un nombre incalculable d’écuyers et de palefreniers s’agitaient. Ils brossaient et astiquaient les bêtes et les carrosses. Au cœur de la cour tracée en forme de fer à cheval, on lustrait d’étranges attirails qui ne possédaient pas de roue. Jean-Baptiste obtint un franc succès en nous expliquant qu’il s’agissait de traîneaux dont on se servait en hiver, quand il gelait, pour glisser sur les canaux des jardins de Versailles. Il nous raconta encore que d’autres trésors se cachaient à l’ombre des arcades majestueuses qui habillaient la construction. Selon ses dires, ce coin-ci abritait les lourdes chaises à porteurs dont on se servait pour circuler d’une galerie à l’autre, d’un jardin à l’autre, dans ce domaine labyrinthique.
— À cela, claironna Jean-Baptiste, il faut ajouter les remises où s’entassent les carrosses royaux, et le chenil des chiens de chasse et le logement de leurs maîtres. Pour que le compte soit juste, n’oublions pas l’écurie des chevaux infirmes et, sans qu’il y ait de lien, les musiciens, les fanfares et les instruments. Trompettes, cromornes, hautbois, fifres, tambours, trompettes marines... résonnez, musette ! Voici regroupés et cités les divertissements de Sa Majesté. Mais ce morceau de choix n’est qu’une partie d’une ville qui grandit chaque jour. Avez-vous pensé aux cuisines ? Pourtant, il faut nourrir ces sujets. Et tout cela demande de l’ordre. Ah ! nous allions oublier l’armée et ses casernes. Chaque fois que nous ajoutons dix archers, il faut un mirliton et son frère jardinier qui fera fructifier le potager. Ai-je parlé de l’entretien des fontaines, des bosquets, du creusement des canaux ? Déjà se présente à l’appel la multitude des serviteurs de l’État, officiers et titulaires de charge, qui s’entassent pour additionner les dépenses, distribuer les soldes, informer les ministres qui eux informent le roi. Saura-t-on, un jour, où s’arrêtera ce nouvel état des choses ? À nouveau, ma tête tourne. L’exercice engagé à Versailles s’apparente à un jeu de patience. Un roi a décidé de réunir toutes ses cartes pour construire son château. Plus il en pose, plus il veut en poser. Et plus il grandit, plus l’édifice est fragile. La sagesse n’est-elle pas d’éviter que tout s’effondre ? Mais cette question n’est que celle d’un valet. Allons, venez, mademoiselle Hélène. Nous n’en sommes qu’aux faubourgs.
Nous reprîmes le chemin qui conduisait à la place d’Armes. À nouveau, nous croisâmes des centaines de gens laborieux, courbant l’échine afin de parer les avenues qui donnaient sur le château. Les uns terrassaient pour planter le long des voies des ormes monumentaux qui se dressaient déjà en rangs
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