Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
l’autre d’un air très-prononcé de mauvaise humeur, dix mille ; je n’ai jamais entendu dire davantage.
– Allons donc ! j’en compterais moi-même plus de dix mille, et je suis sûr qu’il y en a beaucoup que je ne connais pas.
– Eh bien ! quand il y en aurait vingt mille, s’écria Shearflint en se levant et en roulant les tisons au milieu des cendres, de manière à éteindre le petit reste de feu qui brûlait, ce n’est point cela qui vous aidera à vous acquitter de votre commission. Vous devriez vous rappeler que nous autres domestiques de capitaines pauvres, nous n’avons personne pour nous aider à faire notre ouvrage, et que nous avons besoin de repos. Que vouliez-vous, monsieur Meriton ?
– Parler à votre maître, monsieur Shearflint.
– C’est impossible ! il est sous cinq couvertures, et je ne soulèverais pas la plus légère de toutes pour un mois de mes gages.
– Alors je le ferai pour vous, parce qu’il faut absolument que je lui parle. Est-il dans cette chambre ?
– Oui, vous le trouverez là quelque part, au milieu des couvertures, reprit Shearflint en ouvrant la porte de l’appartement que Meriton lui avait indiqué, et dans l’espoir que Meriton serait au moins assommé pour sa peine. Il courut reprendre sa place au coin du feu, de peur d’attraper quelques éclaboussures.
Meriton fut obligé de secouer fortement le capitaine, et à plusieurs reprises, avant de réussir à le tirer le moins du monde de son profond assoupissement. Enfin il l’entendit grommeler entre ses dents :
– C’est une chienne d’affaire que celle-là… Si nous avions fait un usage convenable de nos jambes, nous aurions pu les attraper… Vous prenez cet homme pour époux… C’est bien… c’est très… Ah ! que diable avez-vous à me rouler ainsi, diable incarné ? Y a-t-il du bon sens de remuer un homme de la sorte, pour troubler sa digestion, lorsqu’il vient de manger !
– C’est moi, M. Meriton.
– Et qui diable vous a permis de prendre de pareilles libertés, monsieur moi, ou monsieur Meriton, ou quelque autre nom qu’il vous plaise de vous donner ?
– Je viens vous chercher en toute hâte, Monsieur ; il est arrivé de terribles choses ce soir dans Tremont-Street.
– Arrivé ! répéta Polwarth qui alors était complètement réveillé. Je sais, drôle, que votre maître s’est marié ; parbleu, c’est moi-même qui ai donné la main à la mariée. Je ne crois pas qu’il soit rien arrivé de plus, du moins d’extraordinaire.
– Plût à Dieu, Monsieur, allez ! Madame ne fait que s’évanouir, et monsieur est parti, Dieu sait pour où, et Mrs Lechmere est morte.
Meriton n’avait pas fini que Polwarth s’était déjà mis sur son séant, du mieux qu’il lui était possible, et qu’il avait commencé à s’habiller, par une sorte d’instinct, et sans avoir de but déterminé. D’après l’ordre malheureux dans lequel Meriton avait annoncé ces différentes nouvelles, le capitaine supposa que la mort de Mrs Lechmere provenait d’une séparation étrange et mystérieuse entre les deux époux, et sa mémoire active ne manqua pas de lui rappeler l’interruption singulière du mariage dont il a été si souvent question.
– Et miss Danforth, demanda-t-il, comment le supporte-t-elle ?
– Comme une brave demoiselle qu’elle est, et avec un vrai courage. Il ne faut pas peu de chose pour déconcerter miss Agnès ; elle ne perd pas aisément la tête.
– Parbleu ! je le crois bien, et il lui est bien plus facile de la faire perdre aux autres.
– C’est elle, Monsieur, qui m’a envoyé vous prier de venir dans Tremont-Street sans aucun délai.
– Elle, mon bon ami ? Vite, donnez-moi cette botte, une seule, grâce au ciel, c’est plus tôt mis que deux ; ma veste, maintenant, mon garçon. – Shearflint ! où êtes-vous donc, mauvais drôle ? donnez-moi ma jambe à l’instant.
Dès que son valet entendit cet ordre, il entra dans la chambre, et comme il était plus au fait que Meriton des mystères de la toilette de son maître, le capitaine fut bientôt équipé de pied en cap.
Pendant qu’il s’habillait, il continua à interroger Meriton sur les événements qui semblaient s’être passés dans Tremont-Street ; mais les réponses du pauvre diable étaient si embrouillées qu’il lui fut impossible d’y rien comprendre. Dès que sa toilette fut terminée, il s’enveloppa dans son manteau, et prenant
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