Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
le laquais du capitaine, n’était pas encore couché ; il venait seulement de quitter son maître, qui avait jugé prudent, avant de se mettre au lit, de se lester de quelques provisions.
La porte s’ouvrit au premier coup de Meriton, et lorsque l’autre eut exprimé sa surprise par les exclamations ordinaires, les deux valets se rendirent ensemble dans une pièce où les restes d’un bon feu de bois répandaient encore une douce chaleur.
– Quel affreux pays que cette Amérique pour le froid, monsieur Shearflint ! dit Meriton en rapprochant les tisons avec sa botte et en se frottant les mains au-dessus de la braise. Je ne trouve pas que notre froid anglais ressemble du tout à cela ; le nôtre a plus de force, plus d’énergie ; mais il ne nous coupe pas la figure comme un méchant rasoir, ainsi que ce vilain froid d’Amérique.
Shearflint, qui se croyait extrêmement libéral, et qui se faisait un point d’honneur de montrer de la magnanimité à l’égard de ses ennemis, ne parlait jamais des colons sans prendre un air de protection qui prouvait selon lui qu’il avait des sentiments, et il répondit avec assurance :
– C’est un pays neuf, monsieur Meriton, et il ne faut pas y regarder de trop près. Lorsqu’on voyage, il faut apprendre à se faire à tout, surtout dans les colonies, où l’on ne doit pas s’attendre à trouver tout aussi bien que chez soi.
– Ce n’est pas qu’après tout je sois difficile en fait de temps, reprit Meriton ; on ne saurait l’être moins que moi, je vous jure. Mais parlez-moi de l’Angleterre pour le climat, si ce n’est pour autre chose. L’eau tombe du ciel dans ce bienheureux pays en bonnes grosses gouttes, et non pas en petites pointes gelées qui vous piquent la figure comme autant d’aiguilles fines.
– Et en effet, monsieur Meriton, maintenant que je vous regarde, on dirait que vous avez secoué la houppe à poudre de votre maître autour de vos oreilles. Tenez, je finissais justement d’égoutter le pot de toddy du capitaine ; goûtez-en, cela pourra servir à dégeler vos idées.
– Diable ! Shearflint, dit Meriton en remettant le pot sur la table pour respirer, après lui avoir donné une accolade qui pouvait compter au moins pour deux, est-ce que le capitaine vous en laisse toujours autant à égoutter ?
– Ah bien oui ! le capitaine ne laisse qu’un petit fond, reprit Shearflint en donnant au pot un mouvement circulaire pour en remuer le contenu, et en avalant d’un trait le peu qui y restait encore ; mais comme ce serait vraiment dommage que rien se perdît dans ces temps de détresse, je me fais une règle de boire ce qui reste, après y avoir fait une légère addition, pour que le tout coule plus aisément. Mais quel motif peut vous amener à une pareille heure, monsieur Meriton ?
– Vous disiez bien, Shearflint ; en effet, le froid avait gelé mes idées. Comment ? diable ! je suis chargé d’un message de vie ou de mort, et j’oubliais ma commission comme un imbécile qui arrive tout frais de sa province !
– Il se machine donc quelque chose ? dit l’autre en lui offrant une chaise sur laquelle Meriton s’assit sans dire mot, tandis que le laquais de Polwarth en prenait une autre avec un égal sang-froid. Eh bien ! je m’en suis douté lorsque j’ai vu revenir le capitaine mourant de faim après qu’il avait fait sa toilette avec un soin tout particulier pour aller souper dans Tremont-Street.
– Il s’est machiné quelque chose en effet, car une chose bien certaine, c’est que mon maître s’est marié ce soir dans la chapelle du roi.
– Marié ! répéta l’autre ; grâce à Dieu, il ne nous est pas arrivé de pareil malheur, quoiqu’on nous ait fait l’amputation. Il me serait impossible à moi de vivre avec un homme marié. Non, d’honneur, monsieur Meriton : un maître en culottes est bien assez pour moi, sans en avoir encore un en jupons.
– Cela dépend tout à fait de la position des personnes, Shearflint, reprit Meriton en prenant un air de compassion comme s’il plaignait le pauvre diable. Ce serait une grande folie à un capitaine d’infanterie, qui n’est rien qu’un capitaine d’infanterie, de se lier par les nœuds de l’hymen. Mais, comme nous disons à Ravenscliffe et dans Soho-Square, Cupidon écoutera les soupirs de l’héritier d’un baronnet du Devonshire, qui a quinze mille livres sterling de rente.
– Dix mille, monsieur Meriton, reprit
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