Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
comme pour lui dire qu’il en avait assez appris. Cécile le comprit parfaitement, et fit un mouvement pour s’approcher d’Abigaïl, dont les gémissements qui lui échappaient de temps en temps prouvaient les angoisses qu’elle endurait.
– Mon premier soin, lui dit-elle, sera de pourvoir à vos besoins ; après quoi je profiterai des informations que je viens d’obtenir.
– Ne pensez ni à moi ni aux miens, répondit Abigaïl avec un ton de résignation plein d’amertume ; le dernier coup est porté, et des gens comme nous doivent s’y soumettre sans se plaindre. Les richesses et l’abondance n’ont pu préserver votre grand’mère du tombeau, et peut-être la mort prendra-t-elle bientôt pitié de moi. Que dis-je ? pécheresse que je suis ! ne pourrai-je jamais forcer mon cœur rebelle à attendre patiemment son temps ?
Choquée du désespoir que montrait cette femme, et se rappelant que Mrs Lechmere à ses derniers moments avait manifesté les mêmes indices d’une vie si criminelle, Cécile resta quelques instants dans une tristesse silencieuse. Enfin, ayant recueilli ses pensées, elle lui dit avec la pitié d’un chrétien jointe à la douceur d’une femme :
– Il nous est sûrement permis de pourvoir à nos besoins sur la terre, quelles que puissent avoir été nos fautes, et vous ne refuserez certainement pas les services que j’ai dessein de vous rendre. Partons maintenant, ajouta-t-elle en s’adressant à l’étranger qui l’avait accompagnée. Voyant Polwarth faire un mouvement qui annonçait l’intention où il était d’avancer vers elle pour lui offrir la main, elle le salua poliment et lui dit : – Je vous remercie, capitaine, mais ne vous dérangez pas. J’ai avec moi ce digne homme et Meriton pour me reconduire, et ma femme de chambre m’attend à la porte. Je vous laisse donc en liberté de vous occuper de vos propres affaires.
À ces mots elle adressa au capitaine un sourire mêlé de douceur et de mélancolie, et sortit de la tourelle du magasin sans lui laisser le temps de répondre.
Quoique Cécile et son compagnon eussent obtenu de Job tout ce qu’ils pouvaient croire qu’il savait, et dans le fait tout ce qu’ils désiraient apprendre, Polwarth restait dans la chambre sans faire aucun mouvement qui annonçât l’intention de partir. Il s’aperçut pourtant bientôt que ni la mère ni le fils ne faisaient aucune attention à sa présence. Abigaïl était toujours assise par terre, la tête penchée sur sa poitrine, et abandonnée à ses propres chagrins ; et Job était retombé dans son état d’apathie stupide ; une respiration pénible était le seul signe de vie qu’il donnât. Le capitaine jeta les yeux autour du misérable appartement dont l’aspect semblait encore plus repoussant à la lueur de la petite chandelle qui l’éclairait, et où il ne voyait que souffrance et pauvreté. Mais rien de ce qu’il apercevait ne put le détourner du projet qu’il avait formé. La tentation avait attaqué ce sectateur d’Épicure sous une forme qui ne manquait jamais de triompher de ses résolutions les plus philosophiques, et en cette occasion elle l’emporta encore une fois sur son humanité. S’approchant du grabat de l’idiot, il lui dit avec aigreur :
– Il faut que vous me disiez ce que vous avez fait des provisions que M. Sage vous avait confiées, jeune homme. Je ne puis fermer les yeux sur la violation de vos devoirs en un point si important. Répondez-moi donc, à moins que vous ne vouliez revoir les grenadiers de Royal-Irlandais, et répondez-moi avec vérité.
Job garda un silence obstiné, mais Abigaïl relevant la tête, se chargea de répondre pour son fils :
– Il n’a jamais manqué de porter les provisions chez le major toutes les fois qu’il revenait à la ville ; non, non, si Job était assez pervers pour voler, ce n’est pas le major qu’il volerait.
– Je l’espère bien, bonne femme, je l’espère bien. Mais il s’agit d’une espèce de tentation à laquelle il est difficile de résister en temps de disette, dit le capitaine impatient, à qui sa propre conscience rendait peut-être témoignage de la fragilité humaine en cette occasion. Mais s’il avait porté ses provisions où il devait les remettre, ne m’aurait-on pas consulté sur ce qu’on devait en faire ? Il reconnaît lui-même qu’il a quitté le camp des Américains hier matin.
– Non, dit l’idiot ; Ralph a fait partir Job
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