Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
Abigaïl ; le même pouvoir qui a détruit sa raison lui a laissé les dons du cœur ; il ne sait ce que c’est que le mensonge. Plût au ciel qu’on pût en dire autant de la femme coupable qui lui a donné le jour !
– J’espère que le témoignage que vous rendez de lui sera justifié par sa conduite, répéta Cécile ; et, avec cette assurance de sa sincérité, je vais le questionner sur-le-champ ; mais afin de vous prouver que je ne me suis pas permis cette démarche sans de bonnes raisons, je vais vous en expliquer les motifs. Elle hésita un moment, et détourna la tête, par un mouvement presque involontaire, en ajoutant : – Je présume, Abigaïl Pray, que je dois être connue de vous.
– Oui, oui, répondit Abigaïl qui semblait regarder l’élégance de celle qui lui parlait comme un reproche fait à sa misère ; vous êtes la riche et heureuse héritière de celle que j’ai vue mettre aujourd’hui dans sa dernière demeure. Le tombeau s’ouvre pour tout le monde, riche et pauvre, heureux et malheureux. Oui, oui, je vous connais ; vous êtes l’épouse du fils d’un homme riche.
Cécile sépara les boucles de cheveux noirs qui lui tombaient sur le front, et lui dit en rougissant, mais avec un air de dignité :
– Si vous êtes informée de mon mariage, vous ne pouvez être surprise que je prenne au major Lincoln l’intérêt qu’une femme doit prendre à son mari ; je désire apprendre de votre fils où est le major en ce moment.
– Quoi ! c’est de mon fils, de Job, de l’enfant méprisé de la pauvreté, d’un être attaqué d’une telle maladie, que vous voulez apprendre des nouvelles de votre mari ! Non, jeune dame, vous vous moquez de nous ; il n’est pas digne d’être dans les secrets des gens riches et puissants.
– Je serai pourtant bien surprise s’il n’est pas instruit de ce que je désire savoir. Un vieillard, nommé Ralph, n’a-t-il pas logé fréquemment dans cette maison depuis environ un an ? n’y était-il pas encore caché il n’y a que quelques heures ?
Abigaïl tressaillit en entendant cette question, mais elle n’hésita pas à y répondre, et sans aucun détour.
– C’est la vérité. Si je dois être punie pour avoir reçu un homme qui vient je ne sais d’où, qui va je ne sais où, qui peut lire dans le cœur, et qui sait ce que nul homme, par ses propres moyens, ne peut jamais savoir, il faut m’y soumettre. Il était ici hier, peut-être y sera-t-il encore ce soir, car il va et il vient comme bon lui semble : vos généraux et votre armée peuvent le trouver mauvais, mais une femme comme moi n’oserait le lui défendre.
– Qui l’a accompagné la dernière fois qu’il est parti d’ici ? demanda Cécile d’une voix si basse que, sans le profond silence qui régnait, on n’aurait pu l’entendre.
– Qui ?… mon fils, mon pauvre insensé ! s’écria Abigaïl avec une précipitation qui semblait avoir pour but de savoir plutôt à quoi elle devait s’attendre, soit en bien, soit en mal. Si c’est un acte de trahison de suivre les pas de cet homme sans nom, Job a certainement à en répondre.
– Vous vous méprenez sur mes intentions ; je vous assure qu’elles sont bonnes, et vous vous trouverez bien de répondre à mes questions, si vous y répondez avec vérité.
– Avec vérité ! répéta Abigaïl en regardant Cécile avec un air de fierté et de mécontentement ; mais vous êtes riche, et les riches ont le droit de rouvrir les blessures des pauvres.
– Si j’ai dit quelque chose qui puisse blesser la sensibilité d’un enfant, dit Cécile avec douceur, je le regrette bien sincèrement. Je n’ai nul dessein de vous chagriner ; au contraire, je veux être votre amie, et je vous le prouverai quand l’occasion s’en offrira.
– Non, non ! s’écria Abigaïl en frissonnant ; ce n’est pas la femme du major Lincoln qui peut jamais être l’amie d’Abigaïl Pray, et prendre le moindre intérêt à son sort !
L’idiot, qui avait paru plongé dans une indifférence stupide pendant cette conversation, écarta en ce moment les haillons qui le couvraient, souleva la tête, et dit avec un air d’orgueil :
– La femme du major Lincoln est venue voir Job, parce que Job est le fils d’un homme comme il faut.
– Vous êtes le fils du péché et de la misère, dit Abigaïl en se couvrant le visage de son tablier. Plût au ciel que vous n’eussiez jamais vu la lumière du
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