Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
humanité.
– Shearflint, disait-il en même temps, mettez du bois au feu, il me faut du charbon, et arrangez la pelle et les pincettes de manière à ce qu’elles puissent servir de gril. Que Dieu me pardonne d’avoir conçu des projets hostiles contre quelqu’un qui souffre la plus cruelle de toutes les calamités ! Ne m’entends-tu pas, Shearflint ? Mets du bois au feu, fais-moi de la braise ; je suis prêt dans une minute.
– C’est impossible, Monsieur, il n’y a pas dans toute la maison de quoi faire une allumette, et le bois est trop précieux à Boston pour qu’on en trouve dans la rue.
– Où gardez-vous votre bois, bonne femme ? demanda le capitaine à Abigaïl, sans faire attention qu’il lui parlait avec le même ton de rudesse qu’à son valet ; me voilà prêt ; je n’attends plus que du bois.
– Je n’en ai point, répondit-elle d’un ton de sombre résignation ; le jugement de Dieu m’a frappée de plus d’un côté à la fois.
– Pas de nourriture ! pas de bois ! s’écria Polwarth en parlant avec difficulté. Il passa une main sur ses yeux, et s’écria d’une voix dont la dureté avait pour but de cacher son émotion :
– Shearflint ! viens ici, drôle ; détache-moi ma jambe !
Shearflint le regarda d’un air surpris, mais un geste d’impatience de son maître fit qu’il obéit sur-le-champ.
– Bien, dit Polwarth ; brise-la en dix mille morceaux. Le bois en est sec et nous fera de la braise en un moment. La meilleure des jambes après tout, et je parle de celles de chair et d’os, ne sert pas à grand’chose. Un cuisinier a besoin de mains, d’yeux, de nez, de palais, mais il peut fort bien se passer de jambes.
Tout en parlant ainsi, le capitaine philosophe restait assis sur son banc avec beaucoup d’indifférence, et veillait à ce que son aide de cuisine exécutât avec soin les ordres qu’il lui donnait pour faire griller convenablement les tranches de jambon.
– Il y a des gens, dit Polwarth, sans négliger de surveiller et de diriger Shearflint dans ses opérations, qui ne font que deux repas par jour ; on en voit même qui se contentent d’un seul ; mais je n’ai jamais connu personne qui fût dans un état de santé florissante sans fournir tous les jours à la nature quatre repas réguliers et substantiels. Ces sièges sont de maudits fléaux pour l’humanité ; on devrait inventer quelque moyen de faire la guerre sans en avoir besoin. Du moment que vous commencez à affamer un soldat, il devient lâche et mélancolique ; nourrissez-le bien, il est gai et il affronterait le diable. Eh bien, mon brave jeune homme, comment aimez-vous une tranche de jambon ? bien cuite ou dans son jus ?
L’odeur savoureuse de grillades avait pénétré jusque dans la petite chambre, et avait donné un nouvel aiguillon à l’appétit de Job qui s’était soulevé sur son lit, d’où il suivait des yeux tous les mouvements de son bienfaiteur ; ses lèvres desséchées remuaient d’impatience, et chaque regard de ses yeux hébétés annonçait l’empire absolu que les besoins physiques exerçaient sur son faible esprit. Il répondit à cette question avec simplicité :
– Le plus tôt fait sera le meilleur pour Job.
– Sans doute, sans doute, répliqua le capitaine méthodiste en faisant retourner les grillades, que Job dévorait déjà en imagination ; mais malgré la presse, on aime à bien faire ce qu’on fait ; encore un moment de patience, et ce sera un morceau digne d’un prince. Shearflint, prenez cette assiette de bois ; il est inutile de songer à la cérémonie dans un cas aussi urgent. Eh bien ! sale coquin, essuie-la donc avec le pan de ton habit. Quel bouquet ! Allons, viens, aide-moi à retourner près du lit.
– Puisse le Seigneur, qui lit dans le cœur de toutes ses créatures, vous bénir et vous récompenser pour le soin que vous prenez de mon malheureux enfant ! s’écria Abigaïl dans la plénitude de son cœur ; mais croyez-vous qu’il soit prudent de lui donner une pareille nourriture dans l’état où il se trouve ?
– Et que voulez-vous lui donner, bonne femme ? soyez sûre que sa maladie ne vient que d’inanition. Un estomac vide est comme une poche vide, le diable y entre pour jouer quelque mauvais tour. Ne me parlez jamais d’un docteur qui prescrit la diète ; la faim est une maladie en elle-même, la plus grande des maladies, et tout homme raisonnable qui est au-dessus du
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