Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
puissances infernales pour assurer sa ruine. La vengeance remplaça l’ambition, et le père de ton mari en fut la victime.
– Continuez ! s’écria Lionel à qui l’intérêt qu’il prenait à ce récit permettait à peine de respirer.
– Le coup qu’il venait de recevoir l’avait frappé au cœur, et la commotion s’en fit sentir à son cerveau. Cet état ne dura qu’une heure, comparé à l’éternité qu’un homme est condamné à passer sur la terre ; mais on profita du dérangement temporaire de sa raison, et, quand ses facultés en désordre eurent repris leur équilibre, il se trouva dans une maison de fous, avec des images dégradées du Créateur, et il y fut retenu vingt ans, grâce aux manœuvres et aux artifices de la misérable veuve de John Lechmere.
– Est-il possible ? cela peut-il être vrai ? s’écria Lionel en levant les mains au ciel, et en se levant avec une violence et une précipitation qui repoussèrent rudement, sans qu’il en eût l’intention, l’innocente créature qui lui tenait le bras et qui avait toujours eu la tête appuyée sur son épaule. Comment êtes-vous instruit de ces faits horribles ? quelle preuve en avez-vous ?
Le sourire calme, mais mélancolique, qui paraissait toujours sur les traits flétris du vieillard, quand il parlait de lui-même, s’y remontra de nouveau, et il répondit :
– Peu de choses sont cachées à celui qui vit longtemps pour les apprendre ! d’ailleurs n’ai-je pas de secrets moyens d’être instruit qui te sont inconnus ? Souviens-toi de tout ce que je t’ai révélé dans nos fréquentes entrevues ; souviens-toi de la scène dont a été témoin le lit de mort de Priscilla Lechmere, et demande toi si ton vieil ami ne connaît pas la vérité.
– Dites-moi tout, ne me cachez rien de cette maudite histoire ; dites-moi ce qu’il me reste à apprendre, ou rétractez tout ce que vous m’avez dit.
– Tu sauras tout ce que tu veux savoir, et plus encore, Lionel Lincoln, répondit Ralph donnant à sa voix et à ses gestes un air solennel et persuasif, pourvu que tu jures haine éternelle au pays dont les lois permettent qu’un homme innocent et persécuté soit ravalé au rang des animaux des forêts, et soit porté par le désespoir et l’amertume de ses souffrances jusqu’à blasphémer son Créateur.
– Je ferai plus, dix mille fois ; j’embrasserai le parti de cette rébellion, je…
– Lionel ! Lionel ! à quoi pensez-vous ? s’écria Cécile épouvantée.
Elle fut interrompue par de grands cris qui partaient du village, s’élevant au-dessus du bruit produit par les soldats qui se livraient au plaisir ; et au même instant on entendit la marche d’un grand nombre d’hommes qui semblaient courir par centaines de tous côtés sur la terre gelée. L’oreille de Ralph fut aussi alerte que celle de Cécile ; il se leva sur-le-champ, et s’approcha sans bruit du grand chemin, suivi de ses deux compagnons, Lionel indifférent sur tout ce qui pouvait lui arriver, Cécile tremblant de tous ses membres, et ne craignant que pour la sûreté de celui qui songeait si peu au danger qu’il courait.
– C’est lui qu’ils cherchent, dit Ralph à Cécile en faisant un geste de la main pour attirer son attention ; ils croient trouver un ennemi ; mais il vient de jurer de se ranger sous leurs étendards, et ils recevront avec plaisir dans leurs rangs un homme qui porte son nom.
– Non ! non ! s’écria Cécile ; il n’a pas juré de se déshonorer ainsi ! Fuyez, Lincoln, tandis que vous le pouvez encore ! Que ceux qui vous poursuivent ne trouvent que moi ; ils respecteront mon sexe et ma faiblesse.
L’allusion qu’elle faisait à elle-même tira heureusement Lionel de l’état de stupeur dans lequel il était tombé. Entourant d’un bras sa taille svelte, il l’entraîna en avant aussi rapidement qu’il le put, et dit à Ralph, qui était déjà en marche :
– Vieillard, quand j’aurai mis ce dépôt précieux en sûreté, il faudra que tu me prouves si ce que tu m’as dit est vérité ou mensonge.
Mais Ralph, qui n’avait personne à soutenir, et dont les membres de fer semblaient braver les ravages du temps, gagnait du terrain sur ses compagnons, se retournant de temps en temps pour leur faire signe de le suivre ; et ils le perdirent bientôt de vue dans les champs voisins du cimetière qu’ils venaient de quitter.
Le bruit des pas de ceux qui les poursuivaient
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