Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
fût rendue maîtresse de la misérable Priscilla Lechmere, le cœur de sa fille appartenait au respectable et vaillant Anglais à qui elle fut unie quelques années après.
En entendant cet éloge de ses parents, Cécile releva la tête ; le poids qui oppressait son cœur s’allégea, et elle écouta avec intérêt ce qui suit.
– Comme les désirs de ma malheureuse tante ne se réalisèrent pas, dit le major Lincoln, quelle influence purent-ils avoir sur le destin de mon père ?
– Tu vas l’apprendre. Sous le même toit demeurait une autre créature, encore plus belle et en apparence aussi pure que la fille de Priscilla. Elle était parente, filleule et pupille de cette misérable femme. Les charmes et les vertus apparentes de cet être, qui semblait un ange revêtu de la forme humaine, attirèrent les jeunes gens et séduisirent le cœur de ton père, et, en dépit de tous les projets de cette femme artificieuse, il l’épousa avant d’avoir reçu les richesses et les honneurs que la fortune lui réservait, et tu naquis, Lionel, pour rendre doublement précieuse à ses yeux cette faveur du destin.
– Et alors ?
– Et alors ton père se rendit dans le pays de ses ancêtres pour réclamer ce qui lui appartenait, et fit tout préparer pour t’y conduire ensuite avec sa chère Priscilla ; car, il y avait alors deux Priscilla, et toutes deux sont ensevelies maintenant dans le sommeil de la mort. Tout ce qui respire dans la nature peut aspirer au repos du tombeau, excepté moi, continua le vieillard en levant les yeux vers le ciel avec un regard de chagrin sans espoir, moi qui ai vu s’écouler tant d’années depuis que le sang de la jeunesse s’est glacé dans mes veines ; moi qui ai vu disparaître des générations, il faut que je continue à habiter parmi les hommes ! mais c’est pour coopérer à la grande œuvre qui commence ici, et qui ne sera terminée que lorsque tout un continent aura été régénéré.
Lionel garda le silence une minute, par respect pour cet élan de sensibilité ; mais ensuite, faisant un mouvement d’impatience qui attira les yeux du vieillard, il allait lui adresser une question, quand Ralph reprit lui-même la parole.
– Ton père passa en Angleterre deux longues années qui lui parurent autant de siècles, constamment occupé des démarches nécessaires pour se mettre en possession des biens de sa famille. Enfin ses affaires se terminèrent, et il revint ici. Hélas ! il n’y trouva plus d’épouse, plus de tendre Priscilla comme l’aimable fleur qui est à ton côté, personne pour l’accueillir à son retour.
– Je le sais, dit Lionel vivement ému ; elle était morte.
– Ce n’est pas tout, ajouta Ralph d’une voix semblable à celle d’un spectre sortant du tombeau, elle était déshonorée !
– C’est un mensonge !
– C’est une vérité ! une vérité aussi sûre que celle du saint Évangile que les hommes ont reçu des ministres inspirés de Dieu.
– C’est un mensonge ! répéta Lionel avec véhémence, un mensonge plus noir que les plus noires pensées de l’esprit immonde du mal.
– Je te dis que c’est une vérité, jeune insensé. Elle mourut en donnant le jour au fruit de son infamie. Quand ton malheureux père revit Priscilla Lechmere, et qu’il eut appris d’elle cette détestable nouvelle, il lut dans ses yeux qu’elle en triomphait, et comme toi il prit le ciel à témoin que ta mère était calomniée. Mais il existait un être qui lui était bien connu, qui se trouvait dans des circonstances qui ne permettaient pas de douter de sa véracité, et qui fit serment, qui prit à témoin le nom de celui qui lit dans tous les cœurs, que ce qu’on lui disait était vrai.
– Et l’infâme séducteur ! s’écria Lionel, se détournant involontairement de Cécile, vit-il encore ? Nommez-le moi, vieillard ; livrez-le à ma vengeance ; et je vous bénirai de m’avoir appris cette maudite histoire.
– Lionel, Lionel, pouvez-vous le croire ? s’écria Cécile en pleurant.
– Le croire ! répéta Ralph avec un sourire horrible, comme s’il eût voulu tourner en dérision toute idée d’incrédulité ; oui, il faut qu’il croie tout ce que je lui ai dit, et plus encore. Ton aïeule, jeune fille, employa encore ses anciennes manœuvres pour engager le riche baronnet à épouser sa fille ; et, quand elle vit qu’elle ne pouvait réussir à en faire son gendre, elle se ligua avec les
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