Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
qu’une maladie secondaire, quand celui qui en est attaqué souffre en même temps le mal plus terrible de la faim. Allez, allez, Lincoln, vous avez trop lu les poètes latins au collège, et vous n’avez pas pris le loisir d’étudier la philosophie de la nature. Il existe un instinct qui apprend, même à l’enfant, quel est le remède contre la faim.
Lionel ne se sentit pas disposé à discuter avec son ami un point sur lequel les opinions de Polwarth étaient inébranlables, et, se tournant vers Abigaïl, il lui dit :
– Votre expérience du moins aurait dû vous apprendre à avoir plus de prudence.
– L’expérience, répondit Abigaïl, peut-elle fermer les oreilles d’une mère aux gémissements que la faim arrache à son fils ? Non, non, elle ne peut être sourde à de pareilles plaintes ; et, quand le cœur saigne, la sagesse est folie.
– Lincoln, vos reproches sont hors de saison, dit Cécile avec douceur ; cherchons à remédier au mal, et ne nous occupons pas de ce qui l’a causé.
– Il est trop tard, s’écria la mère désolée, il est trop tard ! ses heures sont comptées, et la mort a déjà le bras étendu sur lui. Puisse Dieu alléger le poids de sa malédiction, et faire que l’esprit prêt à se séparer du corps puisse reconnaître le pouvoir du Très-Haut !
– Jetez ces misérables haillons, dit Cécile en tirant avec douceur l’ouvrage dont Abigaïl s’occupait, et, dans un moment si sacré, ne vous fatiguez pas d’un travail inutile.
– Jeune dame, vous ne connaissez pas encore les sentiments d’une mère ; puissiez-vous n’en jamais connaître les angoisses ! J’ai travaillé pour cet enfant vingt-sept ans ; ne me dérobez pas le peu de moments qui me restent à jouir de ce plaisir.
– Est-il possible qu’il soit si âgé ? s’écria Lionel avec surprise.
– Quel que soit son âge, il est bien jeune pour mourir. Il lui manque la lumière de la raison. Puisse le ciel dans sa merci lui trouver celle de l’innocence !
Jusqu’alors Ralph était resté immobile près de la porte, comme s’il y eût pris racine. Il se tourna vers Lionel, et lui demanda d’une voix à laquelle son émotion prêtait un accent presque plaintif :
– Croyez-vous qu’il meure ?
– Je le crains. Les symptômes que j’aperçois sont rarement trompeurs.
Le vieillard s’avança vers le lit d’un pas aussi rapide que léger, et s’assit à côté, en face de Polwarth. Sans faire attention aux regards de surprise que jetait sur lui le capitaine, il leva la main comme pour ordonner le silence ; et, fixant alors sur les traits du malade des yeux pleins d’un intérêt tendre et mélancolique, il dit d’un ton solennel :
– La mort est donc encore ici ? Nul n’est assez jeune pour qu’elle l’oublie ; il n’y a que le vieillard qu’elle ne veut pas frapper. Dis-moi, Job, quelles visions s’offrent en ce moment à ton esprit ? Vois-tu les demeures sombres et inconnues des damnés ou le séjour brillant habité par les amis de Dieu ?
Au son bien connu de cette voix, un éclair de raison sembla ranimer les yeux éteints de Job, et il regarda le vieillard avec un air de douce confiance. Le râle qu’on entendait dans son gosier augmenta un instant et puis cessa tout à coup. Enfin il dit d’une voix qui semblait partir du fond de sa poitrine :
– Le Seigneur ne fera pas de mal à celui qui n’a jamais fait de mal aux créatures du Seigneur.
– Les rois, les empereurs et les grands de la terre pourraient envier ton sort, enfant du malheur, continua Ralph. Tu n’as pas encore subi trente ans d’épreuve, et tu vas déjà quitter ton argile ! comme toi j’ai atteint l’âge d’homme, comme toi j’ai appris combien il est dur de vivre, mais je ne puis mourir comme toi ! Dis-moi, Job, jouis-tu de la liberté d’esprit ? Ta chair sent-elle encore la peine et le plaisir ? Vois-tu quelque chose au-delà de la tombe ? Vois-tu un sentier s’ouvrir devant toi dans l’immensité des airs ? N’aperçois-tu dans le tombeau que silence et obscurité ?
– Job va où le Seigneur a caché sa raison, répondit l’idiot d’une voix creuse et sourde comme auparavant ; ses prières ne seront plus des folies.
– Prie donc pour un misérable vieillard qui a supporté trop longtemps le fardeau de la vie, que la mort a oublié, et qui est fatigué de la terre où tout est trahison et péché. Mais ne pars pas encore ; attends que ton
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