Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
qui partent du cœur et qui n’admettent aucune explication. Tout ce que je sais, c’est que j’ai souffert pour vous aujourd’hui plus que je ne puis l’exprimer, et ce qui est inexprimable est en grande partie inexplicable.
– Je me rappellerai cela comme ce qui se passe régulièrement dans certains tête-à-tête, à ce que je comprends. L’expression d’une chose inexprimable ! Certainement le major Lincoln avait quelque raison pour croire qu’il me laissait à la merci de ma crédulité.
– C’est vous calomnier vous-même, belle Agnès, dit Polwarth en cherchant à prendre un air de tendresse ; vous n’avez ni merci ni crédulité, sans quoi vous m’auriez cru, et vous auriez eu pitié de moi depuis longtemps.
– La compassion, dit Agnès en baissant les yeux et en affectant un air d’embarras, n’est-elle pas une sorte… une espèce… en un mot, la compassion n’est-elle pas un symptôme évident d’une certaine maladie ?
– Qui pourrait dire le contraire ? s’écria le capitaine : c’est un moyen infaillible pour une jeune personne de découvrir le secret de ses inclinations. Des milliers ont vécu dans l’ignorance de leurs propres sentiments, jusqu’à ce que la compassion ait été éveillée en elles. Mais que signifie cette question, belle Agnès ? la faites-vous pour me tourmenter, ou avez-vous enfin pitié de tout ce que je souffre ?
– Je crains que cela ne soit que trop vrai, Polwarth, dit Agnès en secouant la tête et en cherchant à s’armer de gravité.
Polwarth, commençant à s’animer, s’approcha de la jeune étourdie que cette scène amusait beaucoup, et lui dit en voulant lui prendre la main :
– Vous me rendez la vie en me parlant ainsi. Depuis six mois vos rigueurs m’ont fait mener une vie bien triste ; mais un seul mot de compassion sortant de votre bouche est un baume bienfaisant qui guérit toutes mes blessures.
– En ce cas ma compassion s’évanouit, dit Agnès en reculant d’un pas. Pendant cette longue journée d’inquiétude, je me suis crue plus vieille que ma bonne et grave grand’tante. Toutes les fois que certaines pensées se présentaient à mon esprit, il me semblait que j’étais assaillie de tous les maux qui affligent la vieillesse ; goutte, rhumatisme, asthme, et je ne sais combien d’autres maladies qui ne conviennent nullement à une fille de dix-neuf ans ; mais vous m’avez éclairée, et vous avez soulagé mes craintes en m’apprenant que c’était l’effet de la compassion. Voyez quelle femme vous auriez, Polwarth, si dans un moment de faiblesse je consentais à vous épouser, moi qui ai déjà tant souffert en songeant aux maux que vous éprouviez !
– Un homme n’est pas un balancier de pendule pour être toujours en mouvement sans éprouver de fatigue, miss Danforth, répondit le capitaine plus piqué qu’il n’osait le montrer, et cependant je me flatte qu’il n’existe pas un seul officier de l’infanterie légère qui ait fait en vingt-quatre heures plus de chemin que l’homme qui, après ses exploits, ne pense qu’à se jeter à vos pieds, et qui oublie le repos dont il a un besoin si extraordinaire.
– Capitaine Polwarth, dit Agnès en se levant, je vous remercie de cette politesse, si c’en est une ; mais, ajouta-t-elle en abandonnant toute affectation et en se livrant aux sentiments naturels qui brillaient dans ses yeux et dans tous ses traits, l’homme qui voudra occuper ici cette place, et elle appuya sa main sur son cœur, ne devra pas venir se jeter à mes pieds, comme vous le dites, en sortant d’un combat où il a versé le sang de mes concitoyens, en cherchant à donner des fers à mon pays. Excusez-moi, Monsieur, voici le major Lincoln ; il est ici comme chez lui, je lui laisse le soin de vous faire les honneurs de la maison.
Lionel entrait comme elle prononçait ces mots, et elle passa près de lui en se retirant.
– J’aimerais mieux être cheval de messagerie ou valet de pied que d’être amoureux ! s’écria Polwarth. C’est une vie diabolique, Lionel, et cette jeune fille me traite comme un cheval de fiacre ! Mais quels yeux elle a ! Je pourrais y allumer mon cigare. Sur mon âme ! mon cœur n’est qu’un tas de cendres. Mais qu’avez-vous donc, Lionel ? pendant toute cette maudite journée je ne vous ai pas encore vu l’air aussi troublé.
– Retirons-nous et rentrons chez moi, répondit le major dont l’aspect indiquait
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