L'oeil de Dieu
Heureusement, l’homme qui accompagnait Margotta l’empêcha de s’appesantir sur ce sentiment, car il était l’un des individus les plus étonnants qu’elle ait jamais vus. Il était grand et bien bâti, avec un visage assez jeune qu’encadraient des cheveux teints en jaune sale, longs jusqu’aux épaules. Étrangement vêtu de la tête aux pieds de cuir noir usé et déchiré, il ne portait ni épée ni dague, mais une énorme ceinture à laquelle pendaient des petites bourses, et il arborait autour du cou, accrochés à une épaisse ficelle, ce qui ressemblait à des fragments d’os d’animaux. Il avança dans la lumière, repoussant ses cheveux comme l’aurait fait une femme, et Kathryn vit les pendants d’oreilles bon marché scintiller à la lueur des chandelles. Dressant une main gantée de noir vers le plafond, il annonça d’une voix creuse et sépulcrale :
— Je suis le Vertueux, le serviteur du Seigneur.
Pour la première fois de sa vie, Kathryn vit Colum complètement décontenancé. Il fixait des yeux incrédules sur cet homme aux cheveux teints et à l’allure de corbeau.
Gabele prit la parole, impassible :
— Maître Murtagh, Maîtresse Swinbrooke, je vous présente le Vertueux, un pèlerin qui nous vient d’Avignon, de Rome, de Jérusalem, de Compostelle…
L’homme l’interrompit :
— Et de bien d’autres lieux encore ! J’ai vu le Grand Cham de Tartarie, et les Hordes d’Or de Kublai Khan, et les pâturages glacés de l’Indus Kush !
Kathryn se mordit les lèvres pour ne pas éclater de rire. Ce pardonneur connaissait toutes les ruses de son commerce : son étrange accoutrement, sa voix singulière et les lieux lointains qu’il évoquait ! De tous les fripons de son espèce, il était certainement l’un des plus doués. Il esquissa un geste de bénédiction devant Kathryn, avant de prendre la main de Colum.
— Frère dans le Seigneur, lança-t-il sur le ton de la psalmodie, nous voilà réunis. Vous souhaitiez m’entretenir d’un homme nommé Brandon, un prisonnier dans le Christ, dont l’âme se trouve maintenant en présence de Dieu. Prions qu’il n’endure que les feux du Purgatoire et non pas ceux de l’Enfer. Car, comme on peut le lire dans la sainte Bible : « Qu’est-il de plus terrible pour l’âme humaine que de tomber entre les mains du Dieu vivant ? »
Kathryn glissa un regard à Margotta. Celle-ci, les yeux fixés sur le sol, était secouée de rire. Qu’est-ce qui l’amusait autant ? La surprise ahurie de Colum ou les bouffonneries du Vertueux ? Comment savoir ?
— C’est vrai, c’est vrai, dit Colum qui semblait revenu de sa stupeur.
Il poussa les effets de Brandon qu’il avait dispersés sur le banc et invita l’homme à s’asseoir.
Le pardonneur leva de nouveau sa main vers le plafond.
— Non, je reste toujours debout quand je m’entretiens avec un frère. Comme dit la sainte Bible : « Le juste se tient debout, le visage toujours levé vers le Seigneur. »
— Quel est votre vrai nom ? aboya alors Colum, que ces drôleries commençaient à agacer.
— Qu’est-ce qu’un nom ? répliqua le pardonneur.
Il indiqua la paille sur le sol.
— L’herbe est toujours de l’herbe, quel que soit le nom que vous lui donnez, et nous sommes comme l’herbe des prés : vivants aujourd’hui, morts demain. Je n’ai pas de nom, pas de passé, je vis seulement dans la Vertu en présence de mon Seigneur.
Colum repoussa la paille d’un coup de pied brutal.
— Moi, je suis commissaire du roi à Cantorbéry, marmonna-t-il d’une voix chargée de menace. Vous, vous êtes un sujet du roi. Vous habitez le château et vous vous êtes entretenu avec un prisonnier du roi, le dénommé Brandon. Je suis dans mon droit quand je vous demande qui vous êtes et d’où vous venez.
Le pardonneur renversa la tête en arrière comme un oiseau en colère et il fixa Colum.
— Je m’appelle le Vertueux, répéta-t-il.
Puis comme il voyait l’irritation croissante de l’Irlandais, il ouvrit sa besace pour en sortir une poignée de parchemins graisseux qu’il mit dans la main de Murtagh.
— Voici des lettres et des autorisations de voyage.
Colum passa les documents à Kathryn qui les lut rapidement.
— Ils sont authentiques, déclara-t-elle, signés par des agents portuaires, des baillis et des shérifs, et ils attestent que celui qui se fait appeler le Vertueux est un pardonneur libre d’exercer son
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