L'ombre du vent
avait renoncé à chercher
ses livres, à vouloir les brûler, à détruire
les traces de son passage dans la vie. Il apprenait à retrouver
le monde à travers tes yeux, à retrouver
en toi le garçon qu'il avait été. Le jour où tu es venu chez moi pour la première
fois, j'ai eu l'impression que je te connaissais déjà. J'ai feint la méfiance
pour masquer la crainte que tu m'inspirais. J’avais peur de
toi, de ce que tu pourrais découvrir. Peur d'écouter Julián et de me mettre,
comme lui, à croire que vous étiez réellement liés dans une étrange chaîne de
destins et de hasards. Je craignais de retrouver en toi le Julián que j'avais
connu. Je savais qu'avec tes amis tu enquêtais sur notre passé. Je savais que,
tôt ou tard, tu découvrirais la vérité, mais en temps voulu, quand tu serais
capable d'en comprendre le sens. Je savais que, tôt ou tard, vous vous
rencontreriez, toi et Julián. Ce tut mon erreur. Parce que quelqu'un d'autre
était au courant, quelqu'un qui pressentait que, avec le temps, tu le
conduirais à Julián : Fumero.
J'ai
compris ce qui se passait au moment où il n'était plus possible de revenir en
arrière, mais j'ai toujours espéré que tu perdrais la trace, que tu nous
oublierais ou que la vie, la tienne et non la notre, t'emmènerait loin, très
loin de nous, à l'abri. Le temps m'a appris à garder l'espoir, mais à ne jamais
lui accorder une confiance excessive. L'espoir est cruel et vaniteux, sans
conscience. Cela fait longtemps que Fumero me suit pas à pas. Il sait qu'un
jour ou l'autre je tomberai. Il n'est pas pressé, c’est pour cela qu'il semble
incompréhensible. Il vit pour se venger. De tous et de lui-même. Sans la
vengeance, sans la colère, il s'évaporerait. Fumero sait que toi et tes amis le
mènerez à Julián. Il sait qu'après presque quinze ans je n'ai plus de forces ni
d'issues. Toutes ces années il m'a vue agoniser, et il n'attend que le moment
de me donner le coup de grâce. J'ai toujours été sûre que je mourrais de sa
main. Aujourd'hui, je sais que l'heure est proche. Je remettrai ces pages à mon
père en le chargeant de te les faire parvenir s'il m'arrive quelque chose. Je
prie ce Dieu que je n'ai jamais réussi à rencontrer pour que tu n'aies pas à
les lire, mais je sens que mon destin, malgré ma volonté et mes vaines
espérances, est de te confier cette histoire. Le tien, malgré ta jeunesse et
ton innocence, est de la libérer.
Quand tu
liras ces lignes, cette prison de souvenirs, cela voudra dire que je ne pourrai
pas te dire adieu comme je l'aurais voulu, que je ne pourrai pas te demander de
nous pardonner, surtout à Julián, et de veiller sur lui
quand je ne serai plus là pour le faire. Je sais que je ne peux rien te demander,
sauf de te sauver toi-même. Peut-être toutes ces pages
m’ont-elles permis de me convaincre que, quoi qu'il arrive, j’aurai toujours en toi un ami, que tu
es mon seul et véritable espoir. De toutes les choses que Julián a écrites, celle dont je me
suis toujours sentie le plus proche est que nous restons vivants tant que quelqu'un se souvient
de nous. Co mme cela m'est si souvent arrivé
avec Julián avant même de l’avoir rencontré, je sens que je te connais, et que,
si je peux avoir confiance en quelqu’un, c’est en toi. Garde-moi une petite
place, Daniel, dans un coin de ta mémoire. Ne me laisse pas partir.
Nuria
Monfort
1955
L’ombre du vent
1
Le jour se
levait quand je terminai la lecture du manuscrit de Nuria Monfort C'était mon
histoire. Notre histoire. Dans les pas perdus de Carax, je reconnaissais
maintenant les miens, déjà irréversibles. Dévoré d'anxiété, je me levai et me
mis à arpenter la chambre comme un animal en cage. Toutes mes réserves, mes
méfiances et mes craintes étaient parties en cendres, insignifiantes, J'étais
accablé de fatigue, de remords et de peur, mais je me savais incapable de
rester là, de me cacher pour ne pas avoir à affronter les conséquences de mes
actes. J'enfilai mon manteau, glissai le manuscrit plié dans la poche
intérieure et dévalai l'escalier. Quand je franchis le porche, la neige avait
commencé à tomber, et le ciel se répandait paresseusement en larmes de lumière
qui disparaissaient sous mon haleine. Je courus vers la place de Catalogne
déserte. Au milieu se dressait la silhouette solitaire d'un vieillard, ou
peut-être d'un ange
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