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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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décarcassait à déchiffrer le catalogue allemand
d’une apocryphe luthérienne qui portait un nom de charcuterie fine.
    – Et
meilleure après-midi encore, fredonna en écho Fermín, allusion voilée à mon
rendez-vous avec Bea.
    Je ne lui
donnai pas le plaisir d'une réponse et résolus d'affronter l'inévitable corvée
mensuelle qui consistait à mettre à jour le livre de comptes, en comparant
reçus et bordereaux d'expédition, recettes et dépenses. La radio berçait notre
paisible monotonie en nous gratifiant d'une
sélection des meilleures chansons qui avaient marqué la carrière d'Antonio
Machin, très en vogue à l'époque. Les rythmes des Caraïbes énervaient
passablement mon père, mais il les supportait parce que Fermín y retrouvait sa
Cuba tant regrettée. La scène se répétait
chaque semaine : mon père faisait la sourde oreille, et Fermín se dandinait
au rythme du danzón , ponctuant les intermèdes publicitaires d'anecdotes sur ses aventures à La Havane. La porte de la boutique était ouverte et laissait entrer une suave odeur de pain frais
et de café qui invitait à l'optimisme. Un moment passa, et notre voisine
Merceditas, qui revenait du marché de la Boqueriá, s'arrêta devant la vitrine
et passa la tête.
    – Bonjour,
monsieur Sempere, chantonna-t-elle.
    Mon père
lui sourit en rougissant. J'avais l'impression que la Merceditas lui plaisait,
mais que son éthique d'ermite l'obligeait à garder un silence inébranlable.
Fermín l'observait à la dérobée, visage réjoui, continuant à se trémousser en
douceur, comme si un chou à la crème venait d'apparaître à la porte. Merceditas
ouvrit un sac en papier et nous offrit trois pommes luisantes. Je me dis
qu'elle devait avoir en tête l'idée de travailler, elle aussi, à la librairie,
et qu'elle ne faisait pas beaucoup d'efforts pour cacher l'antipathie que
Fermín, l'usurpateur, semblait lui inspirer.
    – Regardez
comme elles sont belles. En les voyant, je me suis dit : ça, c'est pour
les messieurs Sempere, minauda-t-elle. Parce que je sais que vous autres
intellectuels, vous adorez les pommes, comme Isaac Poirier.
    – Isaac
Newton, petit bouton de giroflée, s'empressa de rectifier Fermín.
    Merceditas
lui lança un coup d'œil assassin.
    –
Celui-là, faut toujours qu'il fasse l'intéressant. Vous devriez plutôt me
remercier d'en avoir aussi apporté une pour vous, parce que tout ce que vous
mériteriez, c'est un citron...
    –
Ah ! l'offrande du fruit du péché originel que me font vos mains pures
m'enflamme comme de l'étoupe...
    – Fermín,
je vous en prie, coupa mon père.
    – Oui,
monsieur Sempere, obéit Fermín en battant en retraite.
    Merceditas
allait répliquer à Fermín
quand un grand remue-ménage se fit entendre dehors. Aussitôt en alerte; nous
nous tûmes. Des cris d'indignation s'élevaient, et un flot de protestations
confuses se répandait dans la rue. Merceditas regarda prudemment à l'extérieur. Nous vîmes courir plusieurs commerçants
effrayés, blêmes. Ils furent bientôt suivis de M. Anacleto Olmo, locataire de
l'immeuble et porte-parole officieux de l'Académie Royale de la Langue à tous les étages. M. Anacleto était professeur de lycée,
licencié en littérature espagnole et humanités, et partageait le premier
appartement du deuxième étage avec sept chats. Dans les moments de liberté que
lui laissait son enseignement, il rédigeait des textes de couverture pour une
prestigieuse maison d'édition, et la rumeur disait qu'il composait des vers
érotiques décadents publiés sous le pseudonyme de Rodolfo Pitón. Dans les
rapports personnels M. Anacleto était un homme affable et char mant, mais en public il se sentait obligé d'assumer le
rôle du rhapsode et affectait d'employer un langage tout droit venu du Siècle
d'or, qui lui avait valu le sobriquet de Gongorino.
    Ce
matin-là, le professeur était écarlate d'émotion, et ses mains tremblaient
presque en étreignant sa canne d'ivoire. Nous le regardâmes tous les quatre,
intrigués.
    – Que se
passe-t-il, monsieur Anacleto ? questionna mon père.
    –
Dites-nous que Franco est mort ! lança Fermín, plein d'espoir.
    –
Taisez-vous, animal, lui intima Merceditas. Et laissez causer monsieur le
professeur.
    M.
Anacleto inspira profondément, puis, recouvrant ses esprits, se mit en devoir
de nous relater les événements avec sa majesté coutumière.
    – Mes
amis, la vie est un drame, et même les plus nobles créatures du

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