L'ombre du vent
une bonne part de son temps. Sa mère était morte
trois années auparavant dans un étrange accident qu'un médecin inepte avait osé
qualifier de suicide. C'était Miquel qui avait découvert le cadavre flottant
entre deux eaux dans le puits de la villa d'été que la famille possédait à
Argentona. Quand on avait hissé la morte avec des cordes, on avait trouvé les
poches de son manteau pleines de pierres. Il y avait aussi une lettre en
allemand, langue maternelle de sa mère, mais M. Moliner, qui ne s'était jamais
donné la peine d’apprendre cet idiome, l'avait brûlée l'après-midi sans
permettre à quiconque de la lire. Miguel Moliner voyait la mort partout, dans
les feuilles sèches, les oiseaux tombés du nid, les vieillards et la pluie qui
emportait tout. Il avait un don exceptionnel pour le dessin et passait des
heures à dessiner au fusain des scènes où l’on voyait une dans perdue dans la
brume et sur des plages désertes , dont Julián imagina qu’elle était sa
mère.
– Que veux-tu
faire quand tu seras grand, Miquel ?
– Je ne serai jamais grand, répondait-il, énigmatique.
Sa principale passion, outre dessiner et contredire toute créature vivante, était la
lecture des œuvre d’un mystérieux médecin autrichien qui, les années passant, devait se rendre
célèbre, un certain Sigmund Freud. Grâce à sa défunte mère
Miquel Moliner lisait et écrivait l'allemand à la perfection, et il possédait
plusieurs livres du docteur viennois. Son
terrain de prédilection était l'interprétation des rêves. Il avait l'habitude
de demander aux gens de quoi ils avaient rêvé, pour établir ensuite un
diagnostic. Il disait toujours qu'il mourrait jeune et que cela lui
était égal. Julián croyait que, à force de tant penser à la mort, il avait fini
par lui trouver plus de sens qu’à la vie.
– Le jour où je disparaîtrai, tout ce que je possède sera à
toi, Julián, disait-il souvent. Sauf les rêves.
Outre Fernando Ramos, Miquel Moliner et Jorge Aldaya,
Julián se lia bientôt avec un garçon timide et un sauvage, nommé Javier, fils
unique des concierges de San Gabriel qui habitaient un modeste logis situé à
l’entrée des jardins du collège. Javier, que les autres leçons considéraient
plus ou moins comme un laquais, comme Fernando, rôdait seul dans les jardins et
les cours de l'enceinte, sans nouer de relations avec personne. A force de
vaguer dans le collège, il avait fini par en connaître les moindres recoins, les tunnels des
souterrains, les passages qui conduisaient aux tours et toutes sortes de
cachettes dans des labyrinthes dont nul ne se souvenait plus. Il portait
toujours sur lui un canif qu'il avait subtilisé dans les tiroirs de son père, et il
aimait tailler dans le bois des figurines qu'il conservait à l'intérieur du
pigeonnier. Son père, Ramón, le concierge, était un vétéran de la guerre de
Cuba où il avait perdu une main et (chuchotait-on avec une certaine malice) le
testicule droit, emporté par une balle tirée par Théodore Roosevelt en personne
dans la charge de Los Cochinos. Convaincu que l'oisiveté était mère de tous les
vices, Ramón « l'Unicouille » (comme le surnommaient les élèves)
chargeait son fils de ramasser dans un sac les aiguilles de pin du bosquet et
les feuilles mortes de la cour aux fontaines. Ramón était un brave homme, un
peu fruste et condamné par la fatalité à se choisir de
mauvaises compagnies. La pire était sa femme.
« L'Unicouille » avait épousé une maritorne à
l'esprit borné et aux délires de princesse avec des allures de souillon, qui
aimait s'exhiber en tenue légère devant son fils et les élèves du collège,
motif hebdomadaire de réjouissance et d'horreur. Son nom de baptême était Maria
Craponcia, mais elle se faisait appeler Yvonne parce qu'elle trouvait cela plus
distingué. Yvonne avait l'habitude d'interroger son fils sur les possibilités
d'ascension sociale que pourraient lui procurer les amitiés que, croyait-elle,
il nouait avec la crème de la société barcelonaise. Elle le questionnait sur la
fortune de el ou tel, en s'imaginant déjà attifée de soie et reçue dans les
salons du grand monde pour y prendre le thé.
Javier essayait de passer le moins de temps possible chez
lui et était heureux des tâches que lui imposait son père, pour dures qu'elles
fussent. N'importe quelle excuse lui était bonne pour rester seul, s'échapper
sans son monde secret et sculpter ses
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