L'Orient à feu et à sang
enroulés autour des troncs remontaient vers les branches. Tandis qu’ils approchaient de la crête, Ballista remarqua qu’une des feuilles bougeait. Le soleil commençait à percer et il se rendit compte que ce n’était pas une feuille qu’il avait vue mais un oiseau – un corbeau. Il regarda plus attentivement. L’arbre était plein de corbeaux. Tous les arbres étaient pleins de corbeaux.
Ballista savait que cette fois-ci, aucune phrase ni aucun geste ne pourrait conjurer le présage. Un éternuement pouvait s’expliquer, de même qu’un faux pas. Mais les corbeaux étaient les oiseaux d’Odin. Sur les épaules du Père-de-Tout se tenaient Huginn, la Pensée, et Muninn, la Mémoire. Il les avait envoyés sur terre pour observer le monde des hommes. Sur le bouclier de Ballista, descendant d’Odin, figurait un corbeau, un autre ornait le dessus de son casque. Les yeux du Père-de-Tout étaient posés sur lui. Après le combat, le champ de bataille grouillait de corbeaux. Les arbres grouillaient de corbeaux.
Ballista continua à avancer. Les bribes d’un poème qu’il croyait avoir oublié depuis longtemps lui revinrent en mémoire :
Le sombre corbeau aura son mot à dire
Et contera à l’aigle comment il se comporta lors du festin
Lorsque, rivalisant avec le loup, il dépouilla les os
des cadavres.
V
À gauche de la route, certains signes montraient à Ballista qu’ils n’étaient plus qu’à quelques milles d’Émèse. La forme des champs avait brusquement changé. Les larges prairies ondoyantes, souvent sans limites bien définies, de la vallée de l’Oronte, firent place à un strict quadrillage de champs rectangulaires plus petits, clairement délimités par des fossés et des bornes en pierre. Ce schéma géométrique, la centuriation, était le fait des arpenteurs romains, les agrimensores , et avait été imposé à l’origine dans les colonies où Rome installait ses vétérans sur les terres confisquées à l’ennemi. Plus tard, comme ici à Émèse, ce système fut adopté par les sujets de Rome, que cela fût pour des raisons pratiques ou pour montrer leur attachement à Rome, leur aspiration à devenir Romain. La centuriation était devenue si répandue à l’intérieur de l’empire au cours des ans qu’elle semblait à tous relever de l’ordre naturel des choses. Mais pour ceux qui étaient nés et avaient été élevés hors de l’ imperium romanum, Ballista compris, elle demeurait fondamentalement étrange, lourdement grevée de connotations de conquête et d’identité perdue.
Ballista arrêta son cheval sur le bord de la route et fit signe à la colonne de continuer à avancer, criant à l’adresse de Turpio qu’il les rattraperait un peu plus tard. La troupe le dépassait au pas. Ces neuf jours de route semblaient avoir rodé l’unité. Les hommes donnaient l’impression d’être plus disciplinés et beaucoup plus enjoués. Même le train d’équipage, constitué de trente chevaux de somme, guidés par des civils, et des quinze membres de la suite de Ballista, n’était plus l’affreux convoi hétéroclite qu’il avait été au départ d’Antioche.
Cela avait été une marche facile : jamais plus de vingt milles par jour, cantonnement chez l’habitant dans une ville ou un village presque à chaque étape, une seule nuit passée à la belle étoile. Une marche facile, mais qui avait fait du bien à la troupe.
Ballista observait les hommes qui le dépassaient. Jusqu’à quel point étaient-ils attachés à l’empire ? La cohorte était une unité de l’armée régulière romaine, mais ses hommes avaient été recrutés à Palmyre, à la fois un royaume satellite et une partie de la province romaine de Cœlé Syrie. L’araméen était leur première langue ; la seconde, pour ceux qui en possédaient une, était le grec. Leur connaissance du latin se limitait aux ordres et à quelques obscénités. Leurs casques, armures, boucliers et épées faisaient partie de l’équipement standard de l’armée romaine, mais leurs carquois faisant aussi office d’étuis pour leurs arcs étaient de conception orientale et personnalisés à l’extrême. Les ornements orientaux attachés à la selle et à la bride de leurs chevaux se balançaient et tintinnabulaient ; et leurs ceintures personnelles ainsi que leurs pantalons bouffants à rayures de couleurs vives trahissaient leurs origines orientales.
Comment tout cela affecterait-il sa mission en
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