L'Orient à feu et à sang
– pour s’assurer qu’il en fût ainsi. Cela promettait d’être une soirée intéressante. Le Dux avait invité les trois protecteurs de caravanes qui avaient tous à se plaindre des traitements que le Barbare infligeait à la ville. La fille de Iarhai serait là, elle aussi.
Si une créature au monde avait des braises sur son autel, c’était bien elle. Plusieurs des informateurs à sa solde lui avaient rapporté que le Dux barbare et ce jeune prétentieux d’Acilius Glabrio semblaient tous deux s’en être entichés. Et le sophiste Callinicus de Petra avait été invité. Il était en passe de se faire un nom – il ajouterait la culture au mélange de tension et de sexe.
En songeant à cette dernière composante, Anamu sortit de sa poche un morceau de papyrus sur lequel il avait écrit plus tôt, en privé, un petit aide-mémoire sur les Deipnosophistes, Le Banquet des Sophistes , d’Athénée. Anamu était notoirement connu pour aimer les champignons et il était très probable que le Dux eût ordonné à son cuisinier de les inclure au menu en son honneur. Dans cette éventualité, Anamu avait prélevé dans les classiques quelques citations, adéquatement ésotériques, qui y avaient trait.
— Ah, vous voilà, dit Ballista. Comme le veut le dicton : « Sept font un dîner, neuf font une échauffourée. »
Depuis son assez impressionnante démonstration rhétorique aux portes de la ville, Ballista n’avait cessé de baisser dans l’estime d’Anamu. Sa saillie de bienvenue n’avait en rien arrangé les choses.
— Passons à table.
La salle à manger était classiquement agencée : trois tricliniums, de trois personnes chacun, disposés en U autour des tables. Ils s’en approchèrent et il devint clair que le Dux avait eu le bon sens de renoncer au plan de table traditionnel. Le Barbare du Nord s’octroya le summus in summo, la place la plus haute, à l’extrême gauche. Il plaça Bathshiba à sa droite, puis son père. Le sophiste Callinacus, Anamu et Acilius Glabrio prirent place sur le deuxième triclinium et sur le troisième s’étendirent Ogelos, Mamurra puis, à la place la plus basse, imus in imo, Turpio. Normalement, Ballista aurait dû s’étendre à la place qu’occupait maintenant Ogelos. Le problème qui se serait alors posé aurait été choisir qui se serait installé à sa gauche, imus in medio, à la place traditionnellement réservée à l’invité d’honneur. Le plan de table choisi permettait aux trois protecteurs de caravanes d’occuper chacun un triclinium différent et de ne se trouver ni à la place d’honneur, ni à côté de leur hôte. Anamu dut admettre à contrecœur que le Dux avait procédé habilement.
On apporta les premiers plats : deux plats chauds – œufs durs et anguille fumée dans une sauce à la résine de pin et poireaux en sauce blanche – et deux plats froids – olives noires et betterave en tranches. Le tout accompagné d’un vin tyrien léger qu’on mélangeait à raison de deux parts pour trois parts d’eau.
— Des anguilles. Les Anciens ont beaucoup à dire sur les anguilles.
La voix d’un sophiste était entraînée à tonner dans les théâtres, les assemblées publiques et parmi la foule des festivals, aussi Callinicus n’eut aucun mal à appeler l’attention des personnes présentes.
— Dans son poème, Archestrate [63] de Gela nous dit que les anguilles de Rhegium [64] en Italie sont excellentes, de même que celles du lac Copais de Béotie, en Grèce, et celles du fleuve Strymon en Macédoine.
Anamu éprouvait beaucoup de plaisir à prendre part à une aussi docte soirée. Un cadre tout à fait approprié pour une personne telle que lui, comptant parmi les pepaideumenoi, les érudits. Cependant, il ressentait en même temps une pointe d’envie car il n’avait pas pu intervenir : on n’avait pas encore servi de champignons.
— Et pour ce qui est du fleuve Strymon, Aristote le rejoint. C’est lorsque les Pléiades apparaissent dans le ciel que commence la meilleure saison pour les pêcher, lorsque l’eau est agitée et boueuse.
« Père-de-Tout, quelle terrible erreur d’avoir invité ce bâtard sentencieux », pensa Ballista. « Il doit pouvoir continuer comme ça pendant des heures. »
— Les poireaux sont bons.
La voix d’un protecteur de caravane n’était peut-être pas aussi mélodieuse que celle d’un sophiste, mais elle avait l’habitude de se faire entendre. Elle coupa court
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