L'Orient à feu et à sang
liberté défendons-nous si dix personnes, dix citoyens , ne peuvent pas se réunir ? Nous est-il donc interdit de célébrer les rites en l’honneur de nos dieux ?
Anamu l’interrompit.
— Rien n’est plus sacré que la propriété privée. Comment ose-t-on prendre nos esclaves ? Pourquoi pas nos femmes, nos enfants ?
Les doléances continuèrent, les deux protecteurs de caravanes élevant la voix, se coupant la parole, chacun arrivant à la même conclusion : comment les choses pourraient-elles être pires avec les Sassanides ? Qu’est-ce que Shapur pourrait nous infliger de plus ?
Puis, les deux hommes se turent en même temps, comme s’ils s’étaient concertés. Ils se tournèrent tous deux vers Iarhai.
— Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu es aussi affecté que nous. Notre peuple s’en remet à toi aussi. Comment peux-tu rester silencieux ?
Iarhai haussa les épaules.
— Il en sera comme Dieu le voudra.
Il n’ajouta rien de plus.
Iarhai avait donné une étrange intonation à theos , le mot grec pour dire dieu. Ballista fut tout aussi surpris que les deux autres protecteurs de caravanes par son fatalisme paisible. Il remarqua que Bathshiba regardait son père avec insistance.
— Messieurs, j’entends vos griefs et je les comprends. (Ballista les regarda dans les yeux tour à tour.) Il m’en coûte de faire ce qui doit être fait, mais il n’y a pas d’autre moyen. Vous vous souvenez tous de ce qu’il est advenu de la garnison perse dans ces murs, des femmes et des enfants des soldats. (Il marqua une pause.) Si les Perses ouvrent une brèche dans les murs d’Arété, toute cette horreur paraîtra bien pâle en comparaison de ce qui arrivera. Que personne ne s’y trompe : si les Perses prennent cette ville, il ne restera plus personne pour payer les rançons des captifs, plus personne pour pleurer les morts. Si Shapur prend la ville, elle retournera au désert. Les ânes sauvages paîtront dans votre agora et les loups hurleront dans vos temples.
Tout le monde dans la pièce fixait Ballista en silence. Il essaya de sourire.
— Allons, essayons de penser à autre chose. Un comoedus, un acteur, attend dehors. Faisons-le entrer pour qu’il nous donne une lecture.
Le comoedus lisait bien, sa voix juste et claire. C’était un beau passage d’Hérodote, un récit d’antan, de l’époque de la liberté grecque, bien avant les Romains. Une histoire de courage ultime, celle de la nuit précédant les Thermopyles, lorsqu’un espion perse incrédule avait rapporté à Xerxès, le Roi des Rois, ce qu’il avait vu dans le campement des Grecs. Les trois cents Spartiates étaient nus pour l’exercice ; ils s’étaient peignés les uns les autres, ne prêtant pas la moindre attention à l’espion. Un beau passage, mais peut-être pas le plus heureux des choix compte tenu des circonstances : les Spartiates se préparaient à mourir.
Étendant le bras pour se saisir d’une des carcasses de poulet, Turpio prit la parole pour la première fois de la soirée.
— Les Grecs ne nomment-ils pas cet oiseau « l’éveilleur des Perses » ? demanda-t-il à la cantonade. Alors nous ferons aux Sassanides ce que je fais à cet oiseau.
Et il brisa la carcasse en morceaux.
Il y eut quelques applaudissements diffus et des murmures d’approbation.
Incapable de supporter qu’un autre que lui, encore moins un ex-centurion mal dégauchi, reçût même le plus silencieux des éloges, Callinicus se racla la gorge :
— Je ne suis pas, bien sûr, un expert en littérature latine, minauda-t-il, mais certains de vos auteurs de traités sur l’agriculture ne désignent-ils pas une espèce de vaillant coq de combat par le mot de « médique », c’est-à-dire l’oiseau des Mèdes, qui sont les Perses comme chacun le sait ? Il faut espérer que nous n’aurons pas affaire à ce genre d’oiseau-là.
Cette inopportune démonstration d’érudition fut accueillie par un silence de plomb et le sophiste sembla ravaler son ricanement suffisant.
Le dessert qu’on apporta était composé des mets habituels – pommes et poires fraîches, dattes et figues sèches, fromages fumés et miel, noix et amandes. Seul le placenta [65] au centre était inhabituel. Tout le monde fut d’accord pour dire qu’il n’avait jamais vu un aussi gros gâteau au fromage. On changea la boisson pour un capiteux vin de Chalybie [66] connu pour avoir la faveur des rois de Perse.
Un éclair de malveillance
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