Louis Napoléon le Grand
mais les nationalités ne se reconnaissent pas seulement par l'identité des idiomes et la conformité des races; elles dépendent surtout de la configuration géographique et de la conformité d'idées qui naît d'intérêts et de souvenirs communs. »
D'ailleurs, la thèse qui fait de Louis Napoléon une sorte d'apprenti sorcier, déchaînant ou exacerbant en toute irresponsabilité des forces dangereuses jusque-là assoupies, ne résiste pas à l'examen car le mouvement est bel et bien lancé avant toute intervention de sa part. Dès 1830 et, surtout, dès 1848, les nationalités longtemps plongées en catalepsie par le système né du congrès de Vienne sont sorties du sommeil. Louis Napoléon reconnaît leur légitimité, adopte leur parti, mais il cherche aussi à faire en sorte que leur volonté d'expression prenne d'autres chemins que celui de la Révolution, lequel, avant lui, paraissait le seul à s'offrir.
Car Louis Napoléon n'est pas en politique extérieure le benêt qu'on a trop souvent voulu décrire. Il sait parfaitement que, si l'on ébranle l'ordre ancien, il faut en dégager un nouveau. Lui, du moins, va s'y employer... Pour conduire un mouvement qu'il estime nécessaire et inéluctable, il propose une alternative à la fois à l'absolutisme héréditaire et à la Révolution. Sa solution, cohérente avec ses choix intérieurs, c'est le plébiscite et le suffrage universel, par lesquels, progressivement, doit se remodeler l'Europe.
Rêve-t-il d'union européenne? Sûrement. Et à tout le moins d'une ébauche d'organisation à prépondérance française, qui serait la juste contrepartie de la part que le pays aurait prise dans la redistribution des cartes. Louis Napoléon a en effet fatalement lu dans le Mémorial qu'il ne peut y avoir « d'autre équilibre possible que l'agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples se trouvera à la tête de l'Europe et pourra tenter ce qu'il voudra ».
Pris entre deux feux, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, combattu à la fois par des conservateurs aveugles et par une gauche qui ne peut admettre d'avoir avec lui certaines convergences, il connaîtra bien des déboires, des rebuffades, des déceptions. Sans pour autant jamais renoncer, il en viendra parfois à exprimer sa lassitude, comme dans ce propos adressé au prince de Metternich, après l'intervention en Italie et au moment où monte la tension en Pologne:
« On a beau avoir de la sympathie pour les aspirations nationales de tel ou tel peuple, c'est la Révolution qui, en s'interposant, gâte tout. C'est parce que je ne veux et je ne puis transiger avec la Révolution que j'ai tant d'embarras aujourd'hui, c'est la Révolution qui perd les meilleures causes, qui détruit les sympathies que l'on pourrait avoir, qui me rend l'Italie odieuse et me dégoûte de la Pologne. »
Ces sentiments sont-ils vraiment les siens, ou cherche-t-il seulement à amadouer les tenants du parti de l'Ordre, pour qui c'est pactiser avec le diable qu'accepter les objectifs extérieurs de la Révolution et dont l'opposition pourrait se durcir encore face à une politique qu'ils ont déjà jugée utopique, dangereuse, subversive... ?
Toujours est-il qu'il veut libérer l'Italie, voire la Hongrie, des Autrichiens, qu'il souhaite une réorganisation de l'Allemagne — pour faire équilibre à l'Autriche —, et qu'il rêve de reconstituer la Pologne. Mais ce beau et vaste programme est loin de susciter l'adhésion générale.
On ne peut qu'être frappé, à nouveau, du formidable isolement de Louis Napoléon. Sa politique étrangère, il devra la conduire seul. Contre ses diplomates, contre ses ministres, contre l'essentiel de son entourage, contre le Corps législatif qui ne songe qu'à réduire les dépenses militaires et, sans doute aussi, contre l'opinion publique.
A l'extérieur, il trouvera des alliés occasionnels, ceux dont les intérêts du moment rejoignent, provisoirement, ses ambitions de toujours. Ainsi en ira-t-il de Victor-Emmanuel et de Cavour en Italie et de Bismarck, très brièvement, pour la Prusse. Il s'agit davantage d'avisés profiteurs que de loyaux soutiens. La suite des événements ne le montrera que trop.
A l'intérieur, qui partage ses vues? Les saint-simoniens, sans doute, à qui il va ouvrir la route parce qu'il a la même conception qu'eux d'un monde nouveau.
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