Louis Napoléon le Grand
Ne pensaient-ils pas qu'il fallait « rapprocher les nations dans le travail », que la paix, l'union entre les peuples étaient liées à l'essor de l'industrie et du crédit, qu'il convenait, dans cette perspective, de mettre en valeur le globe par le développement des moyens de communication? Et n'était-ce pas Michel Chevalier qui proclamait : « C'est par l'industrie que se fera la paix »? Louis Napoléon leur donnera, entre autres preuves de parfaite entente, deux sujets d'intense satisfaction : le traité commercial franco-anglais de 1860 et le percement du canal de Suez. Ils feront mieux que le soutenir, collaborant étroitement à la réalisation de plusieurs de ses projets. Mais leur poids dans l'opinion demeurera limité.
De leur côté, les bonapartistes de gauche répondent présents à l'appel, parfois. Ceux qui partagent les idées du prince Napoléon apporteront leur contribution dans l'affaire italienne; Napoléon Jérôme y paiera même de sa personne, puisqu'il acceptera d'épouser Clotilde, la fille de Victor-Emmanuel II, confortant ainsi l'alliance piémontaise. Mais eux aussi n'ont qu'une audience limitée. Et puis, leurs provocations, leurs attitudes extrêmes, leur romantisme échevelé sont plus une gêne qu'un véritable soutien. Là où Louis Napoléon veut jouer subtilement, averti qu'il est des résistances, ils ne rêvent que d'en découdre. Comme, plus tard, les gaullistes de gauche, ces bonapartistes avancés aident moins qu'ils ne desservent. Trop assurés de partager la pensée profonde du guide, ils la dénaturent et, par leurs excès, lui enlèvent de son crédit.
Car l'opinion n'est pas du tout acquise. Elle veut bien d'un peu de gloire militaire, à condition de n'en pas payer trop chèrement le prix, en hommes et en argent. Elle ne voit guère d'intérêt immédiat à toutes ces expéditions lointaines dans des pays qui lui sont si souvent inconnus. Quant à l'ordre européen, il ne faudrait pas insister beaucoup pour qu'elle se résigne à s'en accommoder...A plus d'un siècle de distance, quand on observe la sourde inquiétude que font naître de nouveaux bouleversements européens et qui révèle une sorte de nostalgie muette pour l'ordre ancien, on comprend aisément une telle attitude. L'équilibre d'alors n'est sans doute guère satisfaisant; mais on ne sait au juste ce qui sortirait, en bien ou en mal, de son bouleversement. Et la secousse de la liberté retrouvée, qui ébranle aujourd'hui tant de peuples opprimés, n'est pas là, à l'époque, pour modifier les comportements.
Les milieux d'affaires ne montrent guère plus d'empressement à soutenir l'idée du changement, sensibles qu'ils sont à la prospérité qui résulte d'un ordre tant bien que mal assuré. Pourquoi ne pas en profiter sagement, au lieu de se lancer dans des opérations dont les dangers sont plus perceptibles que les avantages immédiats? Bref, si certains chefs d'entreprise sont prêts à quelques innovations, l'ensemble du monde industriel reste plutôt frileux et replié sur lui-même.
Un homme incarne mieux que quiconque toutes ces préventions. Il exerce une influence sur un grand nombre d'esprits, avant même que la défaite de Sedan et la répression de la Commune ne lui offrent la consécration. Cet homme, c'est l'inévitable Monsieur Thiers.
Adolphe Thiers est l'antithèse de Louis Napoléon. Il incarne le conservatisme et l'immobilisme, jusqu'à la caricature. La France n'est qu'une puissance moyenne, semble-t-il avoir décrété avant tant d'autres, et doit, une fois pour toutes, restreindre ses ambitions en les faisant passer sur le lit de Procuste.
Face à cette coalition, Louis Napoléon ne peut guère compter sur ses ministres des Affaires étrangères, très représentatifs de l'« Établissement », et donc de l'opinion d'alors que rien ne satisfait moins que la politique des nationalités.
Pour Drouyn de Lhuys, pour Walewski et, à un degré moindre, pour Thouvenel — qui, à leur différence, est anticlérical —, le système né du congrès de Vienne a sans doute bien des inconvénients, mais offre l'immense avantage d'exister. Et le nouvel ordre qui pourrait le remplacer présenterait sans doute plus de risques encore que l'ancien.
Pourquoi, dans ces conditions, Louis Napoléon a-t-il choisi de tels collaborateurs? Par résignation, certainement. Car il savait ne pouvoir en trouver d'autres qui seraient susceptibles d'être acceptésà la fois par les classes
Weitere Kostenlose Bücher