Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
tête de qui repose la succession qu’il avait cru assurée sur cinq vies, toutes brisées.
Il se penche, prend le duc d’Anjou dans ses bras, et murmure :
— Voilà ce qui me reste de toute ma famille.
Il a le pressentiment que l’enfant que porte la duchesse de Berry ne vivra pas. Il attend, tassé, amaigri, si las.
Et le 16 juin, il n’est pas surpris quand les médecins lui annoncent que la duchesse de Berry a mis au monde une petite fille sans vigueur, et qui ne pourra pas survivre au-delà de quelques heures.
Il ne peut aller plus profond dans l’abîme de tristesse dans lequel ces morts l’ont précipité.
Il pense à cet enfant de quatre ans, le duc d’Anjou, ce qui reste de toute sa famille, et il songe à sa propre enfance quand il a subi la domination du cardinal de Mazarin, et peut-être jusque dans sa chair.
Et aujourd’hui, Philippe d’Orléans, le débauché, peut-être le père incestueux de la duchesse de Berry, va être le tout-puissant régent, imposant sa loi, ses vices, au duc d’Anjou, afin d’être le vrai souverain.
Il ne peut l’accepter.
Il va régler sa succession, tenter de survivre après sa mort, en dictant ce qu’il veut et ce que veulent aussi Mme de Maintenon, le duc du Maine et le comte de Toulouse, qui chaque jour insistent pour qu’il agisse.
Il agit et il sait que c’est sans doute la dernière décision importante qu’il prend avant sa mort.
Car la mort est audacieuse et il lui faut, pour la dominer, faire appel à tout ce qui lui reste d’énergie.
Il décide et proclame que le duc du Maine et le comte de Toulouse, légitimés depuis vingt ans déjà, et mis au-dessus des ducs et des pairs, seront désormais aptes à succéder au roi, à défaut des princes légitimes.
Il ne se soucie pas des grimaces des ducs et des princes, celles d’un Saint-Simon qui murmure que ce « crime fait d’une nation si libre une nation d’esclaves ».
Il se présente au Parlement qui enregistre cette « nouvelleté ». Puis il rédige son testament.
Il veut que la régence ne tombe pas entre les mains de Philippe d’Orléans.
Il crée un Conseil de quatorze personnes qui décidera à la majorité. Le duc du Maine obtient la charge de la « sûreté, conservation, et éducation du roi mineur ». Le maréchal de Villeroi sera gouverneur et le père Le Tellier, confesseur.
Il relit ce testament. Il ne s’illusionne pas. Mais il aura fait ce qu’il devait pour prolonger au-delà de sa mort son règne, et donner à son fils, Maine, la place que son sang doit lui réserver.
Le dimanche 17 août 1714, il reçoit dans le grand cabinet le premier président du Parlement et le procureur général.
Il leur tend une liasse scellée de sept cachets.
— Messieurs, dit-il, c’est mon testament. Il n’y a qui que ce soit qui sache ce qu’il contient. Je vous le remets pour le garder au Parlement.
Il s’interrompt, regarde tour à tour les deux parlementaires :
— L’exemple des rois mes prédécesseurs et celui du testament du roi mon père ne me laissent pas ignorer ce que celui-ci pourra devenir.
Il se tait à nouveau. Peut-être a-t-il aussi cédé aux pressions de Mme de Maintenon et de ses fils.
— Voilà, emportez-le, il deviendra ce qu’il pourra.
Il sait que même les rois, quand ils sont morts, ne connaissent plus les passions humaines.
SEPTIÈME PARTIE
1714-1715
42.
Il est debout devant le grand miroir.
Il ne peut détourner ses yeux de ce visage flétri, dont les joues paraissent couler en plis jaunes.
Il était le Roi-Soleil. Sa beauté rayonnait au milieu des danseurs. Il chevauchait tout une nuit pour rejoindre Louise de La Vallière ou Athénaïs de Montespan.
Il bondissait hors des tranchées durant le siège des villes. Il s’élançait sur les parapets, les glacis, se plaçant en avant des troupes, alors que tonnaient les canons.
Et la reine, ses maîtresses, leurs dames d’honneur, leurs jeunes suivantes attendaient dans les carrosses que Louis le Grand revienne vers elles.
Il lève lentement un bras, et ce mouvement est douloureux.
Il attend pour soulever l’autre que les valets qui s’affairent autour de lui aient terminé de retirer la manche de l’habit.
Il a besoin de toute son énergie et de sa volonté tendue pour rester ainsi debout, alors que la douleur monte dans sa jambe gauche, déchire la chair, fait éclater le talon, le genou, dévore la cuisse jusqu’à
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