Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
Sa Majesté et de son frère.
Cette haine, ce ressentiment tout à coup, ces rancœurs accumulées par Monsieur durant toute une vie, Louis a l’impression qu’ils le salissent comme des vomissures.
Il faut que cela cesse. On n’insulte pas le roi, même lorsqu’on est son frère.
Il ouvre les portes du cabinet, il toise les courtisans qui vont assister au dîner.
Il regarde son frère qui, les yeux brillants de colère, avale les mets avec avidité, boit plus que de raison, s’étouffe presque en engloutissant les fruits, les confitures, les pâtisseries, se lève en titubant, comme s’il était ivre, s’incline à peine devant le roi, annonçant qu’il rentre dans son château de Saint-Cloud.
Louis a la certitude qu’entre eux, après cette dispute, les liens fraternels, maintenus tout au long de la vie, se sont rompus.
Il y a pensé toute la journée, puis lorsqu’après le souper il se retrouve seul dans sa chambre de Marly.
Et il n’est pas surpris quand il entend un bruit de voix qui s’amplifie, dans le château, et qu’un messager, arrivé de Saint-Cloud, lui annonce que Monsieur est au plus mal, qu’à la fin du souper Monsieur s’est effondré, victime d’une crise d’apoplexie. Les remèdes ont été impuissants à le soulager. Il agonise, et il est peut-être déjà mort, à cette heure.
Il faut se rendre au château de Saint-Cloud, affronter la mort qui achève d’envahir ce corps au visage empourpré, à la lèvre pendante, aux yeux révulsés, et qui tente encore de balbutier.
Il est trois heures du matin.
Madame, échevelée, pleure, répète que c’est le plus grand malheur du monde qui la frappe.
Les médecins sont à l’œuvre, penchés sur le mourant.
— La machine va disputer longtemps, dit Fagon.
Louis se rend à la chapelle du château, s’y agenouille. C’est toute son enfance qui meurt avec son frère.
Qui se souviendra de ces années si lointaines ?
Il pleure quand, vers midi, ce 9 juin 1701, alors qu’il est rentré à Marly, on lui annonce que Monsieur, frère du roi, est mort.
Cette dispute entre eux, quelques heures avant l’agonie, c’était comme une confession violente, une sorte de cri, peut-être aussi comme la protestation devant la mort qui allait venir les séparer et devant l’injustice d’avoir lui, le cadet, à mourir le premier.
Cette mort, c’est comme si on arrachait à Louis une partie de son corps.
Il sanglote.
Mais il refuse de rester dans ses appartements ou bien de dîner seul en compagnie de Mme de Maintenon.
L’étiquette doit être respectée. Il dînera devant la Cour, comme à l’habitude. Il veut que la vie continue.
Il dit au duc de Bourgogne de proposer aux courtisans, après le souper, de jouer aux cartes. Il le fait. On ne doit pas s’ennuyer à Marly. Il faut accepter la mort sans jamais y soumettre la vie.
Mais il se sent amputé, et chaque jour la douleur est avivée par les actes qu’il doit accomplir.
Il faut assister à l’ouverture du testament, régler la vie de Mme la Palatine, favoriser sa réconciliation avec Mme de Maintenon, imposer à la duchesse de Bourgogne, Marie-Adélaïde de Savoie, la présence de Madame alors qu’elle hait la « vieille Allemande ».
— Je veux, dit-il, que Madame soit de tout, elle est ici dans sa famille, et qu’ainsi il faut qu’elle vive comme les autres et qu’elle n’y soit pas retirée.
Elle demeurera donc dans ses appartements et ceux de Monsieur à Versailles. Il apprend qu’elle y a découvert les lettres que les mignons adressaient à son époux.
Elle se confie. Elle les a brûlées sans les lire, prétend-elle, mais elles étaient toutes parfumées des plus violentes senteurs. Certaines contenaient des poils de la maîtresse de ce mignon qui écrivait à Monsieur : « Voilà ce qui vient de cet endroit que vous aimez tant. »
Il veut que la mort efface tout cela. Et il veut que les cérémonies du deuil célèbrent avec faste celui qui était le plus proche du roi.
L’honorer et prier pour lui, c’est aussi le faire pour le roi.
Il veut que les courtisans viennent à son lever en grand manteau de deuil, que le corps de Monsieur soit transporté dans un char de triomphe drapé de noir, bordé d’hermine et surmonté d’un grand dais.
Le cœur de Monsieur est inhumé au Val-de-Grâce, et il veille à ce que les funérailles dans la basilique de Saint-Denis soient d’une pompe royale. Les ducs de Bourgogne, de Berry
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