L'ultime prophétie
l'armée
demeurait à jamais dans le cœur d'un soldat. Aujourd'hui, il avait trouvé une
autre armée et avait entrepris de faire d'une bande désorganisée de hors-la-loi
et d'exilés une arme efficace et bien huilée, prête à le servir.
Non, pas à le servir, lui, mais à servir la volonté de son
souverain. Et cette volonté était guidée par la prophétie et les marmonnements
de cette femme. Des bases bien peu solides sur lesquelles fonder une campagne
militaire, songea Lutte. Mais l'académie lui avait enseigné la loyauté et
malgré ses réticences personnelles, sa fidélité lui était une source de fierté.
Il répéta les paroles de la femme comme s'il s'agissait de
celles d'un espion accompli, non pas, donc, parce qu'il lui faisait confiance
ou croyait en ses radotages, mais parce que c'était son devoir.
— Si elle dit vrai, ajouta Lutte, alors nos agents à
Bozandar doivent être au travail. Bozandar est certainement capable d'écraser
ces esclaves et de mettre fin à la rébellion.
— Bozandar ne sera pas notre allié, dit le souverain. A la
fin, il s'agira de nous et de nous seuls. De moi. Car je suis le seul à pouvoir
tuer mon frère.
Encore son frère, pensa Lutte. Comme si tous n'étaient que
des pions au milieu de cette lutte fratricide. Il avait entendu les rumeurs
selon lesquelles son souverain était en réalité le deuxième fils du Premier Roi
mais il n'y croyait pas. Les enfants des Premiers Nés étaient morts depuis
longtemps, s'ils avaient jamais existé. Lutte n'avait besoin ni du Bien ni du
Mal pour agir. Le mal qui résidait dans le cœur des hommes suffisait à affliger
le monde. Et seul le bien dans leur cœur pouvait soulager ses souffrances. Le
reste ? Des histoires, des légendes et des mythes, contés afin de fortifier les
plus faibles face aux épreuves de la vie, et les rendre obéissants.
— Autre chose ? s'enquit le monarque.
— Non, mon seigneur.
— Alors retire-toi. Occupe-toi de tes chiffres et de tes
dessins géométriques. Et prie pour que jamais tu ne te tiennes sur un champ de
bataille où les lignes droites se font courbes et deux et deux ne font plus
quatre.
Il n'a pas pu lire mes pensées, se dit Lutte en s'inclinant
et en tournant les talons. Son visage avait trahi son scepticisme et le souverain
connaissait sa réputation. Rien de plus.
Quel dommage, songea Ardred en regardant Lutte s'éloigner,
qu'un jeune esprit aussi talentueux ne maîtrise pas le plus essentiel de tous
les savoirs : les chiffres des dieux et la géométrie de l'âme.
Lutte était un bon soldat mais un piètre conseiller. Ce qui
lui manquait serait fort utile à Ardred. Car aucun homme ne peut combattre son
frère le cœur léger, quel qu'ait été leur passé. Ardred avait autrefois assiégé
Annuvil. Aujourd'hui, Annuvil viendrait assiéger Ardred.
Lutte croyait connaître le danger qui naît lorsque deux
hommes aiment la même femme, tel ayant été le crime qui l'avait forcé à l'exil.
Mais il ne savait rien.
Ardred devait tuer son frère. Le monde ne pourrait être
réuni que si Annuvil mourait. Gloire et véritable pouvoir ne pourraient revenir
qu'à ce prix.
Et tout cela pour l'amour d'une seule femme.
Thériel.
3.
L'agitation commença aux abords de l'enceinte des
prisonniers bozandari. Des cris de surprise, vite étouffés, et des mouvements
se propagèrent peu à peu à travers le camp. Tuzza posa sa plume et sortit de sa
tente, à l'affût de la moindre menace. Il n'en perçut aucune et se dirigea vers
l'attroupement qui se formait près de la barrière est.
— C'est impossible ! murmura un homme.
— Ils ne s'aventureraient jamais si loin au sud, dit un
autre soldat.
— Mes yeux me jouent des tours car je les vois se
prosterner devant elle !
Tuzza se fraya un chemin dans la foule, jusqu'à voir de
lui-même le spectacle qui provoquait un tel émoi parmi ses hommes. Il en demeura
bouche bée.
Dame Tess se tenait devant eux, un demi-cercle de loups des
neiges derrière elle ; silencieux, les bêtes la fixaient comme si elle était
leur chef. L'une d'elles, néanmoins, se tenait à ses côtés, et parcourut les
soldats de son regard doré, jusqu'à trouver Tuzza.
Ce dernier frémit, prenant conscience du caractère
surnaturel de la créature.
C'était donc vrai.
Sans réfléchir, Tuzza posa un genou à terre et s'inclina. Il
n'eut pas besoin de parler car ses hommes demeuraient des soldats, malgré
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