L'univers concentrationnaire
dont le plus grave défaut était de tonitruer tout le
jour (il versait sur nous des monceaux d’injures), se montrait assez favorable
à ce que nous organisions nos journées. Peut-être, disait-il, n’entendrait-on
plus comme ça les horribles piaillements des Français qui n’en finissaient pas
de parler tous à la fois toute la journée. Malgré sa grande fatigue, Crémieux
nous aida à mettre debout les causeries. Le Polonais nous interdit de parler de
l’Allemagne, mais on pouvait, disait-il, traiter des questions d’histoire, de
géographie, de voyages, de technique et de sport. Roland et Ancelet firent un
exposé sur l’industrialisation et la production en série. Nous avions un bon
noyau de petits artisans et de commerçants ; l’affaire souleva une longue
discussion parfois assez âpre. Un des amis de Crémieux, le D r Klotz,
connaissait le russe. J’organisai donc une première conférence ; un Stubendienst
russe de vingt-deux ou vingt-trois ans, ouvrier de l’usine Marty à Léningrad, nous
exposa longuement la condition ouvrière en U.R.S.S. La discussion qui suivit
dura deux après-midi. La seconde conférence fut faite par un Kolkhosien sur l’organisation
agricole soviétique. Je fis moi-même un peu plus tard une causerie sur l’Union
Soviétique de la Révolution à la guerre. Trois mois après, je n’aurais certainement
pas recommencé cette tentative. La corde était au bout. Mais, à l’époque, nous
étions tous encore très ignorants. Erich, notre chef de Block, grommela mais ne
s’opposa pas à l’affaire. Et c’est un trait bien remarquable. Un rapport aux S.S.
pouvait l’envoyer dans une Strafkompagnie. Erich était un communiste allemand. Je
ne l’ai jamais vu frapper.
Parler de politique est formellement interdit. A Helmstedt, un
garçon que je connaissais fort bien, le Russe Arcadiy, qui était médecin, fut
arrêté dans le camp par la Gestapo pour menées politiques parmi les détenus. En
avril 1945, le Kapo Emil Künder fut arrêté par le Blockführer pour avoir dit au
Küchekapo Otto, qui le répéta aux S.S. : « Tu dois te préparer à nous
faire bientôt les sandwiches de la libération. » Otto était un chef-d’œuvre
de crapulerie hypocrite. Emil resta plusieurs jours menottes aux mains et passa
très près de la corde. Dans un camp à majorité française près de Brunswick (nous
étions en rapport avec eux), deux Français furent pendus pour avoir parlé
politique avec des travailleurs français libres. A Helmstedt, le médecin Rohmer
fut cassé de son poste au Revier et envoyé au travail parce qu’il avait établi
une liste des femmes françaises détenues, et qu’il s’occupait trop activement
des Français au camp. Il avait été vendu par ses deux collègues, le Polonais
Antek et l’Allemand Alfred. Je n’étais pour rien dans l’affaire, mais on me
savait des rapports avec lui. Je perdis, de ce fait, un poste assez bon que j’avais
à l’usine souterraine de Bartensleben, et, du même coup, le peu de
ravitaillement que j’avais « organisé ». Je fus séparé de tous les
civils et envoyé à Schacht Marie, un véritable cimetière de sel. Je crois que
Rohmer manqua de peu la corde.
Mais les camps eux-mêmes n’étaient pas favorables aux
discussions politiques. Les criminels n’avaient que mépris pour ces questions. Et
la vie mentale de la plupart des autres détenus était entièrement absorbée par
la hantise des nourritures. Ils ne parlaient inlassablement que recettes de
cuisine. Les nouvelles militaires seules passionnaient tout le monde. Ce
pouvait être la liberté et la vie. La méfiance dans les rapports entre les
détenus cloisonnait très strictement les échanges de vue. Les communistes se
camouflaient le plus possible, craignant une dénonciation aux S.S. qui les enverrait
à la corde, à la Strafkompagnie ou au camp de représailles. Mais les gens de
droite, les P.S.F., avaient peur des communistes, et, après quelque temps d’expérience
de la vie des camps, ils se taisaient aussi. Lorsque j’étais travailleur de
nuit à Bartensleben, j’avais fait entrer dans mon Kommando deux bons militants
communistes, Claude et Maurice. Nous utilisions les loisirs de la nuit à
étudier un peu le mouvement ouvrier ou à examiner la politique de 1936 en
France. Ces conversations furent interrompues sur l’ordre formel de notre Kapo
Emil Künder. Emil craignait que le seul fait de nous voir parler ensemble un
peu longuement
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