L'univers concentrationnaire
une jouissance physique qui se marquait fortement dans
une sorte de pâleur grandissante du visage. L’anarchie du camp était complète
et rendait très pénible la formation des Kommandos pour le travail et très
longue la distribution de la nourriture. Ce fut le prétexte. Paul cassé et
expédié sur Neuengamme, l’affaire, sans doute, menée trop rapidement, le poste
était vacant avant que Ernst, qui, suivant les plans des gens de Neuengamme, devait
l’occuper, ne fût arrivé. Pour des raisons diverses, ni Emil, ni Walter, ni
Georg ne voulait ou ne pouvait occuper le poste de Lageræltester. Il fallait
donc passer un compromis avec un « droit commun », et ce fut la
grande chance de Franz. Franz jouissait d’une réelle popularité auprès des
hommes. Il était aimable, souriant, avait toujours un bon mot et ne frappait
pas. Il s’engagea à ne remplir les fonctions de chef de camp que par intérim et
à céder la place à Ernst dès son arrivée. L’accord conclu, les S.S. acceptèrent
la proposition Franz. L’attitude de Franz se modifia complètement dès qu’il eut
le pouvoir. Son imagination, qu’il avait vive, lui présenta tous les avantages
qu’il pouvait tirer de sa nouvelle situation. Elle le mettait au-dessus des
contraintes avilissantes et lui donnait la puissance dans l’univers concentrationnaire.
Et c’est à la poursuite de cette constante obsession d’être comme un seigneur
qu’il se voua dès lors. Sa faiblesse venait de son isolement. Il décida donc de
se créer une clientèle et d’affermir sa position auprès des S.S. Il para au
plus pressé en rétablissant l’ordre dans le camp. Pour y parvenir, il usa de la
violence avec un acharnement qui rachetait tout un passé de bonhomie. Il fut la
terreur des hommes comme peu l’ont été. La matraque ne le quittait plus. Il se
précipitait sur la masse des détenus avec une véhémence, une furie aveugle, qui
le saoulaient. Mais les Kommandos étaient prêts à l’heure, la nourriture
distribuée dans le temps voulu et il se présentait chaque fois devant les S.S. l’humeur
enjouée, le sourire et le mot qui flattaient les maîtres. Il sut également être
démagogue et compenser la terreur par une sorte de condescendance démocratique,
un humour populaire fait de mépris, mais qui détendait les nerfs. Il sut, avec
une grande souplesse et une élégance qui devinait et prévenait, faciliter et
satisfaire le trafic des S.S. Il consolida enfin ces premiers succès en se
faisant une réputation auprès des Posten. Il aimait, et il y trouvait, sans
doute, une amère satisfaction, à leur distribuer généreusement des cigarettes
et des boîtes de conserves. Les militaires se firent donc ses partisans auprès
des S.S. Il s’organisa une clientèle dans le monde des détenus en accueillant
près de lui des hommes tarés comme Alfred, Otto, Rudolf, Herbert Pfeiffer et
quelques autres. Il les nourrissait princièrement et leur livrait libéralement
le tabac. Pour y parvenir, il puisait dans les réserves du camp, et les hommes
crevaient la faim et n’avaient pas à fumer. Lorsque Ernst arriva, il n’était
plus question de lui rendre la place. Et, entre Franz et le noyau des
politiques allemands, commença une lutte sourde faite de concessions réciproques,
mais implacable. Lorsqu’il occupa le pouvoir, Franz dut accepter, comme responsable
de Block, un Polonais nommé Yup, qui était un aventurier de même classe que lui
et d’une ambition non moins vorace. Franz voyait en lui un adversaire dangereux
et, dès qu’il se sentit maître de la situation, il obtint des S.S. que Yup fût
écarté de son poste et ravalé à la fonction de Vorarbeiter. Il put ainsi
apprécier l’influence qu’il avait gagnée auprès des S.S., mais il avait dressé
contre lui la majorité des Polonais, qui lui tendirent, dès lors, des
traquenards dans l’organisation quotidienne du camp. Pour les contrebattre, il
s’appuya sur le Polonais Antek, responsable au Revier, qui détestait Yup et
disposait aussi d’une clientèle. Franz au pouvoir « organisa », trafiqua
et vendit de tout. Ses exactions devinrent impressionnantes. Les cigarettes
détournées, par exemple, se chiffrèrent à plusieurs dizaines de milliers. Les S.S.
fermèrent les yeux en raison des services rendus. Franz eut également, comme
tous les hauts fonctionnaires, son giton, un jeune Russe blond à qui il donnait
du pain et qu’il protégeait dans la vie du camp.
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