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Ma soeur la lune

Ma soeur la lune

Titel: Ma soeur la lune Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sue Harrison
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fille de Coquille Bleue savait cependant qu'aucune célébration ne marquerait la fin de sa propre réclusion; mais c'était assez qu'elle eût échappé tout ce temps aux coups de son père, assez d'avoir pu travailler sans la peur du bâton sur son dos. Soupirant, elle poussa le rideau qui masquait l'ouverture de la porte.
    Sa mère viendrait bientôt la chercher pour la ramener dans la demeure de son père. Elle se demanda en tremblant si sa longue absence avait irrité Oiseau Gris ou s'il la traiterait avec plus de respect maintenant qu'elle était femme.
    Peut-être serait-il en train de sculpter ses petits animaux tordus et ferait-il semblant de ne pas la voir. Songeuse, elle caressa la dent de baleine qui pendait à son côté. Même s'il la battait, peut-être la dent lui conférerait-elle la force d'endurer la douleur.
    Naturellement, si son père remarquait la dent, il la réclamerait pour sienne et la recouvrirait de ses sculptures d'hommes, de phoques et de petits ronds censés représenter des ulas.
    Sa main se referma sur son trésor. Elle ne pourrait pas la garder sur elle, sinon il la verrait, mais comment conserver son pouvoir si elle ne la portait pas?
    La fille de Coquille Bleue fixa du regard le trou de fumée au sommet du toit, priant que les pouvoirs particuliers qu'elle possédait durant son premier sang soient assez forts pour rendre la dent invisible comme le vent. Elle croisa les bras sur ses genoux et ferma les yeux. Non, se dit-elle, c'est déjà bien que j'aie reçu le droit d'être une femme. Combien de fois Qakan l'avait-il raillée en prétendant qu'elle serait toujours une enfant, qu'elle resterait toujours dans l'ulaq de son père à travailler et à se faire battre ?
    Oui, elle vivrait peut-être toujours dans l'ulaq de son père, mais si elle gardait la dent, peut-être jouirait-elle de quelque protection. La fille de Coquille Bleue posa la dent contre sa joue et, à l'instant où elle toucha sa peau, chaleur contre chaleur, elle n'y vit plus une dent, mais une coquille de buccin taillée. Son père se ficherait d'un vulgaire coquillage. Il penserait qu'elle l'utilisait pour porter l'huile à graisser la pierre de cuisson ou à assouplir les peaux.
    Elle avait observé son père sculpter, savait d'après ses conversations avec Qakan combien il était difficile de travailler l'ivoire.
    — Une dent de baleine possède un centre creux, avait expliqué son père à Qakan, un passage étroit qui diminue jusqu'à se réduire à un point tout au fond de la dent. La sculpture doit suivre le creux et en tenir compte. Mais une dent de baleine n'est pas aussi difficile à tailler qu'une défense de morse.
    Son père avait fouillé dans le panier où il conservait l'ivoire, le bois et les os pour ses figurines. Il avait tendu une défense de morse à Qakan.
    — Tu vois, avait-il dit en lui désignant l'intérieur de la défense, là c'est différent. Cela n'obéit pas au couteau.
    Qakan avait bâillé d'ennui, mais la fille de Coquille Bleue n'avait rien perdu des paroles de son père. Une défense de morse est formée, en son centre, d'ivoire dur et cassant qui s'effrite de façon désordonnée sous la pression d'une lame, et quand l'ivoire s'effrite son père est furieux, parfois au point de la taillader avec son couteau à sculpter.
    Et, pensa la fille de Coquille Bleue, s'il est malaisé pour mon père de ciseler une dent de baleine, cela sera encore plus difficile pour moi.
    On aurait dit que la dent s'emparait de ses pensées, qu'elle avait une voix en propre et l'appelait ; la jeune fille entrevit la dent, marquée par le couteau de son père, transformée en quelque chose qui ne devrait pas être.
    Alors, elle s'empara du couteau de femme à lame courte qui gisait près de la pile de ceintures de chasseur, pressa le couteau contre la dent et sentit la lame mordre la surface lisse. Une étroite bande d'ivoire forma une boucle et tomba. Le cœur de la fille fit un bond dans sa poitrine. Elle lâcha le couteau et la dent.
    Qu'est-ce qui l'avait poussée à faire une chose pareille ? Qu'est-ce qui l'avait amenée à croire qu'elle était capable de sculpter quelque chose d'aussi sacré qu'une dent de baleine? Elle était une femme. Rien qu'une femme, et pis, une femme sans âme.
    Les mains de la fille de Coquille Bleue descendirent le long de son visage. Peut-être qu'avec ce seul petit éclat elle avait détruit le pouvoir de la dent. Elle songea aux superbes sculptures de Shuga-nan.

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