Ma soeur la lune
Chacune rayonnait d'un esprit intérieur; chacune était belle à voir et, quand elle les regardait, elle éprouvait de la joie.
Puis elle songea aux sculptures de son père, plates et difformes. Hideuses. Non, se dit-elle. C'est moi. Je ne vois pas ce qu'il y a là. Mais elle se souvint des histoires que Chagak racontait sur Shuganan, son esprit plein de douceur, et elle pensa, peut-être la différence entre les sculptures d'Oiseau Gris et celles de Shuganan est-elle le reflet de l'âme des deux hommes. Du moins son père avait-il une âme. Qu'était-elle, elle, comparée à son père? Pourquoi pensait-elle que son couteau serait assez fort? Ses mains possédaient-elles l'habileté de transformer une dent en coquillage?
Une fois encore, elle tint la dent contre son visage. Elle était encore chaude, donc elle ne l'avait peut-être pas détruite; peut-être n'avait-elle pas poussé l'esprit hors de la dent.
Une fois encore, elle visualisa une coquille, si clairement qu'on l'aurait crue déjà sculptée. Et sa main ramassa le couteau, comme si la dent elle-même la dirigeait. Elle sculpta avec soin et prudence, transmettant l'image inscrite dans sa tête à ses doigts, ses doigts qui agrippaient le couteau.
Accroupi à l'abri des ikyan alignés sur la plage, Samig graissait son chigadax. Ce matin-là, Amgigh avait rapporté son premier lion de mer. Leur mère était assise sur le sable et travaillait la peau soutenue par des pieux. Elle grattait la chair de l'intérieur, tandis que le vent emportait les débris les plus petits.
Mais, tout à la joie de ce premier exploit, Kayugh avait demandé à Samig et à Chagak de quitter l'habitation afin qu'il puisse parler à Amgigh. Samig savait que son père évoquerait la fille de Coquille Bleue. Oui, mais que ressentirait Amgigh, si empli de fierté après avoir tué son premier lion de mer, en apprenant que son frère partirait chasser la baleine tandis que lui resterait au village pour épouser la fille de Coquille Bleue?
Samig prit de l'huile jaune dans le panier serré entre ses genoux et en frotta une couture. Amgigh n'avait jamais craint de montrer sa colère. Qui pouvait dire ce qu'il ferait cette fois ? Refuser la fille, se rendre dans un autre village pour y chasser, et y vivre ? Qui le lui reprocherait ?
Samig dirigea son regard vers l'ulaq et vit Amgigh s'avancer vers lui.
— Ainsi, s'écria Amgigh d'une voix dure et haut perchée, tu as été choisi pour être le chasseur et moi pour être 1 époux.
— Ce n'était pas mon choix, rétorqua Samig en levant les yeux sur son frère.
Il chercha à croiser son regard afin qu'il sache qu'il disait la vérité. Amgigh éclata d'un rire froid teinté d'amertume.
— Tu choisirais donc la fille de Coquille Bleue?
Samig baissa les paupières. Que pouvait-il
répondre à son frère? Quel homme préférerait une femme à l'occasion d'apprendre à chasser la baleine? Mais alors pourquoi, se demandait-il, la douleur dans les yeux de son frère trouvait-elle un écho dans sa propre poitrine?
— C'est à notre père de choisir.
— Tu es le meilleur chasseur.
— Qui peut dire que je suis le meilleur? répliqua Samig. Au cours de ma dernière chasse, je n'ai pris aucun lion de mer. Ce matin, tu en as pris un. Il y a trois jours, c'est moi qui ai tué un phoque. Et la chasse précédente, toi et moi n'avons rien pris. Oiseau Gris a pris un phoque. Oiseau Gris est-il meilleur que nous ?
Amgigh sourit d'un vrai sourire qui, plissant ses yeux, s'épanouit en un grand rire. Il s'accroupit au côté de Samig, se tut un moment, puis posa sa main sur le bras de son frère.
— Il me reste un morceau d'obsidienne, assez grand pour deux bons couteaux.
Samig hocha la tête. Leur père avait emmené Amgigh avec lui jusqu'au mont Okmok. Ils avaient rapporté de l'obsidienne pour faire du troc avec les Chasseurs de Morses et aussi pour le travail d'Amgigh.
— Les couteaux seront frères, comme nous, déclara Amgigh. Tu en emporteras un chez les Chasseurs de Baleines et j'en garderai un pour moi. Ils nous rappelleront notre lien. Et puis, quand tu reviendras, tu partageras les secrets des Chasseurs de Baleines avec moi.
Les yeux d'Amgigh trahissaient une blessure mais aussi l'espoir, si bien que la poitrine de Samig s'allégea.
— Je te dirai tout ce que je sais. Nous chasserons ensemble. Les hommes des autres tribus conteront les récits de nos chasses.
Amgigh acquiesça d'un signe. Un sourire s'esquissa
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