Paul Verlaine et ses contemporains par un témoin impartial
Qu’est-ce que Verlaine ?
Ce n’est pas sans de sérieux motifs que j’inscris d’abord cette question, dont la tournure naïve semble être empruntée au premier chapitre du Catéchisme. Je l’ai plus d’une fois entendue, ces temps derniers surtout, et accompagnée des plus diverses nuances de sympathie, d’indifférence ou de mépris. À cette demande, j’ai noté quelques réponses : « C’est un écrivain symboliste – un poète décadent – un bohème – un grand enfant – un vagabond – un homme de génie – un écrivain de troisième ordre – un mystique – un païen – un malheureux – un cynique – un sincère. » Tant de qualificatifs pour un seul donnent à réfléchir : Comment pouvait-il être tant de choses, et si différentes ? Quelqu’un ajoutait : « Verlaine ? ce n’est personne. » J’ai retenu particulièrement cette réponse, qui m’a paru la plus importante.
Chacun de nous peut se ranger, par quelque ressemblance d’esprit ou de visage, près d’autres personnes , et former groupe, ou seulement couple. Nous pouvons être comparés. Qui d’entre nous n’a salué des inconnus, dont les traits rappelaient ceux d’amis absents ? ou n’a subi cette confusion, rapide incident très commun dans une ville populeuse ? Même n’ayant pas de ces souvenirs, nous supposons volontiers que d’autres êtres sont comme nous, ou pensent comme nous : et, cela, c’est une ressemblance . Or, parmi nous, en est-il qui peuvent ou veuillent se croire pareils à Verlaine, ou seulement pensant comme lui ? Les uns s’y refuseraient, par mode ; d’autres, par crainte, et certains, par modestie. L’héritage serait lourd, et la voie, hérissée d’épines, à qui prétendrait l’imiter ; et encore, il existe des héros qu’une vie douloureuse et opprimée n’effrayerait pas ; mais existe-t-il des présomptueux pour se croire capables de mériter (ou de subir) la liste pourtant abrégée des qualificatifs énoncés plus haut ?… Le dernier de ces brefs jugements, porté d’ailleurs par un esprit de réflexion, est donc le plus logique : Verlaine, Ce n’est personne , parce que personne n’est Verlaine, et puisque nul n’a l’aptitude d’une réelle affinité avec lui, que nul ne peut ou ne veut lui ressembler.
VERLAINE N’A PAS SON SEMBLABLE.
Je reconnais que mon étude n’a pas d’autre origine que cette surprenante vérité. Si j’avais rencontré un homme de génie, je me serais incliné avec respect ; j’aurais admiré son œuvre, et, disciplinairement ou d’enthousiasme, mon aide secondaire serait venue à l’occasion fortifier ses hautes entreprises : mais rien ne m’aurait persuadé d’écrire à son sujet. Si je fais une exception pour Verlaine, c’est que le cas est véritablement extraordinaire : les siècles sont rares, où se montre un homme n’ayant pas son semblable ; où le classificateur le plus habile ne trouverait pas, sauf en grec peut-être, à désigner le groupe où doit se placer un tel esprit.
Toute rancune oubliée, toute admiration mise à part, il m’a semblé que Verlaine, n’ayant que cette spécialité de ne ressembler à aucun de nous, possédait par cela même le don le plus précieux qui fût accordé à l’homme. Seul, il a été une exception parmi nous. Être de chair et d’âme comme nous, il avait ce que nous n’avons pas : car tous nous pouvons être comparés les uns aux autres, tandis qu’aucun de nous ne peut ou ne veut lui être comparé . C’est là que réside l’influence exercée par Verlaine sur ses contemporains, et que mort il exerce de plus en plus.
L’influence se prouve par ceci, qu’on fait parler de soi, pour ou contre, peu importe ; elle se démontre par ce fait que nul ne peut s’y soustraire ; elle s’affirme par les voies les plus imprévues qu’elle suit pour parvenir jusqu’à nous. Or, reste-t-il une famille, un cercle, une société qui n’accepte ou ne subisse de parler de Verlaine ? Tous les mondes, s’ils ne se préoccupent de lui, arrivent du moins et de jour en jour à demander : Qu’est-ce que Verlaine ? – Nous connaissons la réponse : Ce n’est personne. C’est-à-dire, personne d’entre nous ne peut ou ne veut lui être comparé ; il n’a pas son semblable : c’est là sa raison d’être, et, je le répète, la seule raison aussi qui m’ait persuadé de rechercher les causes et les premiers résultats du
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