Ma soeur la lune
leurs familles. Puis elle se rendit dans le grand ulaq où elle vivait avec Amgigh.
Elle secoua les fourrures et lissa les nattes de la chambre d'Amgigh. Il n'était pas encore venu dans son lit et Kiin se sentait à nouveau attirée vers Samig; aussi savait-elle qu'elle devait garder ses yeux et ses pensées loin de lui, de peur qu'on ne sache ce qu'elle ressentait, de peur d'attirer la honte sur son époux. Mais elle tenait aussi ses pensées loin d'Amgigh, de son inquiétude devant son indifférence. Elle voulait oublier qu'il ne la revendiquait plus comme véritable épouse. Ses fils étaient en sécurité. C'était l'essentiel.
Elle se rendit à sa chambre et, sortant Shuku et Takha de leurs bandoulières, elle les installa dans leurs berceaux.
— Je reviens bientôt, murmura-t-elle en posant la main sur chaque petite tête. Dormez, dormez.
Puis, s'emparant d'un panier de figurines, elle le fourra sous son suk et quitta l'ulaq.
Les commerçants faisaient du bruit, certains racontant des histoires, d'autres discutant âpre-ment. Longtemps, Kiin regarda et écouta. Un homme prêt à négocier parlait d'abord du ciel, de la mer ou du soleil, puis faisait quelques politesses sur la pluie et le brouillard, peut-être quelques plaisanteries sur les autres commerçants. Les femmes ne troquaient pas, demeurant silencieuses près de leur époux, étalant des peaux, passant la main sur le duvet de la fourrure tandis qu'il évoquait les nombreux jours passés à chasser l'animal, la couleur inhabituelle de la fourrure, sa rare épaisseur. Kiin réalisa que, si Chagak avait des fourrures en trop, elle pourrait aisément les troquer contre de nombreuses choses. Les peaux de Chagak étaient bien plus belles que toutes celles-là. Les têtes de lance d'Amgigh étaient de loin supérieures à celles proposées ici, et l'huile de baleine était extrêmement précieuse, puisque les commerçants vivaient loin des plages des Chasseurs de Baleines.
Kiin eut d'abord envie de retourner dans son ulaq pour y cacher ses sculptures. « Qui en voudra ? murmura quelque esprit. Les hommes se gausseront d'une femme qui tente de commercer. »
Et elle eut l'impression que le paquet sous son suk dirait à tous combien elle était sotte. Puis elle songea au long hiver qui les attendait, à Shuku et Takha privés de nourriture, à son lait qui se tarirait parce qu'elle n'avait rien à manger, à Mésange allongée, pâle et immobile, à Kayugh et Chagak n'ayant rien pour l'alimenter. Alors, elle s'obligea à rester pour observer les marchands, pour décider de ce dont son peuple avait besoin, repérer qui avait de l'huile, qui du poisson, qui des peaux.
Soudain, tirant le plus d'air possible de ses poumons, Kiin se dirigea vers un couple qui proposait des paniers de bobines de varech et des estomacs de phoque de flétan séché. Kiin s'adressa d'abord à la femme :
— Veux-tu négocier avec moi? demanda-t-elle, oubliant, dans son inquiétude, de parler du temps, de la mer et du ciel.
La femme écarquilla les yeux et tira son mari par la manche, s'adressant à lui en langue Morse, avec des mots tranquilles, sans cesser de montrer Kiin du doigt.
L'homme la fixa du regard et Kiin, s'exprimant dans la langue Morse, lui dit :
— Je veux échanger contre du poisson.
Il faillit éclater de rire. Kiin voyait ce rire coincé derrière ses dents, caché dans ses joues, qui s'échappait par les rides au coin de ses yeux et le tremblement de son menton. Sachant de quoi elle avait l'air, d'une femme, rien qu'une femme, sans rien dans les mains, Kiin comprit la raison de son rire et lui sourit, car elle se voyait à travers ses yeux à lui comme quelque chose de drôle, qu'un commerçant rencontrait rarement, une femme qui voulait troquer sans rien à échanger.
— Que m'offres-tu? demanda-t-il enfin. J'ai une bonne épouse. Je n'ai nul besoin de ton hospitalité pour la nuit.
Kiin sentit soudain son visage la brûler. Confuse, elle s'empressa de fouiller tête baissée sous son suk.
Elle sortit du panier un petit morse gris, presque grand comme la main, sculpté en lignes régulières dans un morceau de bois flotté. Ses défenses étaient de petits points blancs taillés dans un os d'oiseau.
Kiin plaça la figurine sur la paume de sa main et remarqua les défauts de son travail. Les lignes n'étaient pas exactement ce qu'elle aurait voulu, pas tout à fait ce qu'elle avait vu avant d'entreprendre la sculpture. Levant alors les yeux sur
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