Ma soeur la lune
Shuganan était chaman, plus esprit qu'homme, même Oiseau Gris l'admettait. Et qu'était Kiin sinon une femme, une épouse ? Quel pouvoir pouvait-elle donner?
Elle était une bonne épouse, oui, et à cette pensée Amgigh leva de nouveau les yeux sur le Corbeau, vit pour la première fois qu'un morse était sculpté sur l'ornement d'ivoire dans ses cheveux. L'œuvre de Kiin, sans l'ombre d'un doute. L'œuvre de Kiin. Un chaman tel que le Corbeau portait donc les figurines de Kiin. Même un chaman discernait le pouvoir dans son travail.
Amgigh remonta les mains sur son visage, pressant le bout de ses doigts contre ses paupières. Pourquoi ne voyait-il pas ce que les autres voyaient ? Ses sculptures étaient bonnes, oui, mais... Peut-être ses yeux étaient-ils aveuglés par ses propres blessures, ses propres doutes. La première nuit de leur arrivée sur cette plage, il était allé dans l'abri de Kiin. Il l'avait observée lisser ses jambes d'huile, s'était allongé près d'elle. Il avait voulu la prendre mais, quand il l'avait regardée, il avait vu non seulement Kiin, mais le visage de Qakan flottant au-dessus d'elle comme un fantôme, et même une image de Samig, forte, vivante.
Et près d'eux, endormis dans leurs berceaux, les bébés. L'un son fils, oui, mais l'autre le fils de Samig. Tous deux grandiraient ensemble comme Samig et lui — rivaux en toutes choses. Son fils Shuku serait-il toujours le perdant, prendrait-il toujours moins de poisson, le phoque le plus petit, ne courrait-il jamais aussi vite, ne serait-il jamais le meilleur en aucune chose ?
Si tel était le cas, lui, Amgigh avait fait cela à Shuku; il avait permis à Samig de prendre Kiin, de mettre Takha en elle.
Et même avec Kiin près de lui, avec ses cheveux qui fleuraient bon l'huile de phoque et le vent, avec son souffle léger comme le duvet de l'épilobe, Amgigh avait éprouvé peu de désir pour son corps. Aujourd'hui, cependant, à la vue du Corbeau, Amgigh ressentait le besoin urgent de Kiin. Il avait envie de la sentir serrée contre lui, cette nuit, de savoir que, lorsqu'il s'éveillerait au matin, elle serait déjà en train de préparer à manger et, le soir, elle coudrait ou tisserait dans son ulaq.
Il s'éloigna de la plage d'un pas rapide. Il se dirigea vers les ulas. Sa mère et Nez Crochu étaient dehors à gratter des peaux de phoque.
— Où est Kiin?
Nez Crochu pointa le menton derrière elle. Amgigh dépassa les deux ulas terminés jusqu'à l'endroit où se situerait l'ulaq de Longues Dents. Baie Rouge, Trois Poissons et Kiin jetaient sur le sol des graviers et des coquilles écrasées. Des chevrons de bois flotté jaillissaient de murs de pierre à hauteur de poitrine. Amgigh observa Kiin lisser le gravier dans le sol de glaise à l'aide d'une lame d'argile plate.
Ses cheveux emmêlés lui retombaient dans les yeux et sur le visage. Trois Poissons et elle étaient accroupies, têtes penchées ensemble. Trois Poissons parlait, Kiin riait.
Amgigh dut appeler deux fois avant de se faire entendre. Kiin arriva enfin, franchissant prestement le mur de pierre, se glissant entre les chevrons.
Elle dégagea son visage et leva les yeux sur Amgigh. Il tendit la main et ses doigts parurent agir de leur propre gré pour toucher le visage de Kiin. Puis il se rappela son rôle d'époux et laissa retomber son bras, refusant de s'étonner de la douleur fulgurante qu'il éprouvait, comme si, en reculant, il avait arraché de son corps une partie de son esprit.
— Kiin, viens avec moi, dit-il.
Elle le suivit sans poser de questions.
Une fois à courte distance des ulas, hors de vue de Nez Crochu et suffisamment loin pour que le vent couvre leurs voix, il s'arrêta, fit volte-face et, cette fois, à l'abri des regards, s'autorisa à caresser le visage de Kiin. A repousser de ses joues ses mèches de cheveux.
Kiin ne souffla mot, mais Amgigh voyait que ses yeux s'arrondissaient d'inquiétude.
— Amgigh? murmura-t-elle enfin, comme une interrogation.
Amgigh s'accroupit et l'attira près de lui.
— Le Corbeau, dit Amgigh. Parle-moi de lui.
Les yeux toujours écarquillés, Kiin tourna son
visage vers celui de son époux.
— Il est là? s'inquiéta-t-elle.
— Non, répliqua Amgigh, si vite qu'il eut peur que Kiin ne sache qu'il ne disait pas la vérité.
Il prit une profonde inspiration pour obliger ses mots à sortir lentement :
— Non. Il n'est pas là. J'ai seulement besoin d'en savoir plus à son sujet.
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