Ma soeur la lune
Tu étais ma femme, Kiin. J'ai besoin que tu sois de nouveau ma femme.
Il crut percevoir l'esquisse d'un sourire sur le visage de Kiin, pourtant elle détourna les yeux et, voyant qu'elle ne disait rien, Amgigh eut peur que les esprits n'aient récupéré ses mots, qu'elle ne se remette à bégayer et à hésiter comme du temps qu'elle vivait sur l'île de Tugix.
Mais elle répondit enfin :
— Il n'est pas mauvais, il n'est pas bon. Il est quelque chose comme...
Elle s'interrompit, passant ses mains dans sa chevelure avant de poursuivre :
— Il est lui-même, il fait ce qu'il veut, il ne pense pas aux autres, à ce qu'ils ressentent ou si ce qu'il fait pourrait blesser quiconque.
Elle se tourna pour affronter le regard d'Amgigh.
— Je ne peux pas expliquer. Il est... il est comme le vent. Le vent souffle et apporte des vagues qui détruisent un village, ou bien le vent souffle et apporte le corps d'une baleine pour que chacun ait de l'huile. Bienfaisant et malfaisant, les deux, tu vois, et peu lui importe que ce soit l'un ou l'autre.
— Tu as été sa femme, lâcha Amgigh d'une voix plate et dure.
— Pas dans son lit, objecta Kiin avec douceur. Mais j'ai tenu son ulaq en ordre, j'ai fait des vêtements pour lui, et j'ai sculpté quand il m'a dit de sculpter. J'ai fabriqué pour lui une couverture en plumes de macareux noir. Elle était belle. J'aurais bien voulu pouvoir te la rapporter.
Ses paroles arrivèrent dans la poitrine d'Amgigh et serrèrent son cœur dont les battements semblèrent courts et faibles.
— Tu lui as fait une couverture?
— J'étais sa femme. Il a ordonné, j'ai obéi.
— Non.
Le mot chassait la frayeur de son cœur qui se remit à battre. Il était de nouveau un homme, un homme prêt à lutter pour sa femme, pas un garçon affolé devant l'inconnu.
— Tu es ma femme. Tu as toujours été ma femme.
— Oui, assura Kiin, détournant le visage pour qu'il ne voie pas ce qu'il y avait dans ses yeux. Je suis ta femme, mais le Corbeau m'a donné de la nourriture et un endroit où vivre. J'ai pris soin de son ulaq et je lui ai fait des vêtements.
— Et réchauffé son lit, ajouta Amgigh.
— Non, tu sais bien que non.
Amgigh arracha un brin d'herbe qu'il tordit entre ses doigts.
— Si le Corbeau te trouve, il va vouloir te reprendre.
Kiin se tourna vers Amgigh. Son visage était blanc et ses yeux soudain creusés, comme si son esprit se refermait sur lui-même.
— Kiin, il va vouloir te reprendre, répéta Amgigh. Il va te vouloir et aussi mes fils.
— Oui, concéda-t-elle dans un souffle. Du moins Shuku.
Amgigh se leva et aida Kiin à se relever. Sans vérifier si les autres voyaient, si quelqu'un pourrait s'offenser, homme, femme ou esprit, animal marin ou oiseau, il l'attira dans ses bras et enfouit sa tête dans ses cheveux.
— Il ne t'aura pas. Tu es ma femme.
Alors Amgigh sut qu'il aurait dû l'appeler dans son
lit dès cette première nuit. Sinon, comment repousser les souvenirs et les esprits des autres ?
— Tant que durera le troc, je veux que tu restes à l'écart de la plage, décida Amgigh. Je vais demander à Trois Poissons de t'apporter les bébés. Conduis-les dans les collines et n'en sors pas. De cette façon, si le Corbeau vient, il ne saura pas que tu es là. Dès que les commerçants seront repartis, je viendrai te chercher.
Sur ces mots, il s'éloigna sans se retourner. Elle ne devait pas voir ce qu'il y avait dans ses yeux. Il savait ce qu'il avait à faire.
Kiin essaya de repérer dans le regard de Trois Poissons si elle savait quelque chose, mais le gros visage rond de la femme était plat, sans trace de tristesse, de colère ou de frayeur. Elle était assise, portant dans ses bras le bébé de Samig qui dormait en enroulant ses petits doigts autour des siens, des bulles de lait à la commissure des lèvres.
Amgigh était venu avec Trois Poissons, avait emmené les deux femmes loin de la plage, contourné les bords marécageux d'un lac, franchi des roseaux jusqu'à un haut monticule bordé de saules rabougris. Là, à l'abri du vent, Amgigh aida Kiin à dresser un toit de peaux, de bois flotté et de nattes, cependant que Trois Poissons s'occupait des bébés.
Quand ils eurent fini, Amgigh s'en alla, toujours sans un regard en arrière, ne s'arrêtant que pour caresser le visage des petits et presser sa joue contre celle de Shuku.
Trois Poissons et Kiin étaient seules, désormais, chacune berçant un bébé; Kiin
Weitere Kostenlose Bücher