Ma soeur la lune
était froid. Kiin trembla.
Elle posa les bras sur ses genoux et osa se laisser aller à penser à Samig comme époux. Ce jour avait été le plus beau de sa vie. Enfin les esprits de Tugix se réjouissaient d'elle. Enfin elle possédait toutes les choses qu'une nouvelle femme peut désirer — un beau suk, un collier, peut-être même la promesse d'un mari.
Et si Kiin avait haï les nuits passées avec des marchands, ce serait différent avec Samig, ses bras autour d'elle, ses mains sur elle.
Samig avait toujours été un ami. Il s'était souvent battu avec Qakan pour la protéger de ses brusques colères. Et quand son père la frappait, c'était en général Samig qui la conduisait à Chagak ou à Nez Crochu pour qu'elles lavent ses coupures et enduisent ses bleus de feuilles de saule mouillées.
Mais avoir Samig pour époux — qu'il la prenne dans ses bras pendant la nuit...
D'abord, Kiin ne comprit pas que son père criait. Mais lorsque Qakan éleva la voix, Kiin l'entendit et elle vit que son père et Qakan s'éloignaient des autres hommes.
Ils sont en colère après moi, se dit Kiin. Je ne leur ai pas apporté suffisamment à manger.
Elle glissa le long de l'ulaq et se cacha dans la bruyère et les herbes hautes qui poussaient derrière la motte gazonnée. Kiin retint son souffle quand son père et son frère grimpèrent à l'intérieur de l'ulaq. Les autres hommes s'en allaient sans la voir. Quand Samig passa, elle faillit tendre la main vers lui. Mais non, Amgigh et Kayugh étaient avec lui. Tous trois rentraient chez eux. Kayugh paraissait furieux et Kiin vit que même les lèvres d'Amgigh étaient pressées l'une contre l'autre et ses poings serrés.
Prise d'une panique soudaine, elle se demanda si par quelque tour extraordinaire son père avait réussi à lui ôter son nom, si elle était à nouveau sans âme, mais la sérénité de son esprit l'apaisa et sa voix intérieure dit, calme et tranquille : « Attends. Reste où tu es ; je suis là. »
Elle chercha l'amulette qui pendait à son cou. Comme Kiin possédait maintenant un nom et une âme, elle savait qu'elle pouvait élever ses pensées jusqu'aux esprits des grand-mères qui vivaient dans les Lumières Dansantes.
Je vous en prie, supplia-t-elle, faites que je garde mon esprit. Faites que mon père ne me le prenne pas.
Elle s'adossa contre l'ulaq, la tête sur l'herbe. Le soleil du matin naissant était voilé. J'attendrai que mon père ait gagné sa couche, se dit-elle. Puis elle se hissa avec précaution en haut de l'ulaq où elle s'accroupit, tendant l'oreille pour savoir si Oiseau Gris et Qakan étaient toujours dans la pièce principale.
Elle entendit la voix de son père, aiguë de rage, et comprit avec étonnement que sa colère était dirigée contre Qakan.
— Si tu étais un chasseur, tu pourrais payer pour ta propre femme. Kayugh est un imbécile et il a offert un bon prix pour la fille. Que puis-je faire d'autre? Dire non? Je ne refuserai pas son offre.
— Alors donne-moi les peaux de phoque qu'il échange contre elle, rétorqua Qakan. Je les porterai aux Chasseurs de Baleines et je trouverai une femme pour moi.
— Il ne te faut pas une femme Chasseur de Baleines. Elles ont plus l'air d'hommes que de femmes. Elles pensent que l'ulaq de leur mari leur appartient. Va chez le Peuple des Morses. Trouve une bonne épouse. Une femme qui sait comment satisfaire un homme.
— Tu me donneras les peaux pour échanger?
— J'ai besoin de ces peaux.
Kiin entendit son frère ricaner, saisit les mots au fond de sa gorge :
— Alors je prends Kiin. Je l'échangerai.
Kiin entendit son père rire d'un rire mauvais. Il avait le même rire lorsqu'il la frappait.
— Peux-tu offrir l'équivalent de sa dot ? demanda-t-il.
— Elle ne vaut rien, donc je ne donne rien, répliqua Qakan.
— Kayugh me donnera quinze peaux.
Quinze peaux ! Quinze, assez pour deux épouses, trois, même ! Son cœur s'arrêta presque et une fois encore elle sentit la douceur de l'espoir. Elle était sauve. Kayugh avait offert assez pour assurer sa sécurité. Elle serait l'épouse de Samig. Épouse. Qakan ne pouvait rien.
8
Chaque jour, Kiin essayait de rester près de l'ulaq de son père. Peut-être faudrait-il à Samig jusqu'à l'été prochain pour réunir les peaux de sa dot, se disait-elle. Tu es folle d'attendre ici, risquant la colère de ton père, risquant d'être battue juste parce que tu espères voir Kayugh et Samig venir négocier
Weitere Kostenlose Bücher