Ma soeur la lune
le ventre de lion de mer. Il était énorme, épais comme la taille de Kiin et long de ses épaules à ses genoux. Les deux femmes le déposèrent près des hommes, à l'endroit où Chagak avait recouvert les graviers de longues nattes d'herbe.
Kiin entreprit de sortir le poisson de l'estomac. Les hommes avaient interrompu leur discussion. Cependant, Kiin avait perçu les mots de son père : « Elle fera une bonne épouse. Sa mère l'a bien élevée. Regarde le parka que je porte. C'est ma fille qui l'a fait. Je ne la donnerai pas facilement. »
Le cœur de Kiin se mit à battre si vite que ses mains tremblaient quand elle posa le poisson. Samig avait dû la demander.
Si elle savait qu'elle appartiendrait à Samig, si elle savait qu'elle serait bientôt sa femme, son père pourrait bien la battre tous les jours, elle n'en mourrait pas.
Mais l'espoir était trop merveilleux, aussi Kiin tenta-t-elle de dévier le cours de ses pensées. De cette manière, si son père refusait, la douleur serait peut-être moins forte.
Quand elles eurent achevé de dresser le flétan séché et les œufs, Chagak murmura :
— Je vais t'aider à porter tes présents dans l'ulaq de ton père.
Elles s'éclipsèrent. Bientôt, le bord du soleil se fraierait un chemin dans le ciel, mettant fin à cette courte nuit. Déjà, il faisait suffisamment clair pour distinguer le chemin qui menait au tas de cadeaux posés au-dessus des laisses sur la plage.
Kiin rangea ses présents dans les peaux de phoque offertes par Kayugh. Puis chaque femme en prit une qu'elle porta en direction des ulas.
Le petit village en comportait quatre : celui de Kayugh, celui de Longues Dents, celui d'Oiseau Gris et le nouvel ulaq qui appartenait à Premier Flocon.
Chagak avait raconté à Kiin des histoires d'un grand village où elle avait vécu enfant. Il y avait huit, dix ulas et Chagak lui avait expliqué qu'ils étaient beaucoup plus grands que celui de Kayugh et que, souvent, chacun abritait plusieurs familles. Kiin avait entendu les récits des hommes au sujet d'une tribu de guerriers appelés les Petits Hommes, des hommes terribles qui en tuaient d'autres pour le plaisir. Ils avaient attaqué le village de Chagak qui en était la seule survivante. Elle avait alors quitté le village, quitté le mont sacré Aka, pour retrouver son grand-père, Shuganan, qui était mort, maintenant.
Et les hommes racontaient des récits de la grande bataille sur la plage des Chasseurs de Baleines. Tous les Petits Hommes avaient été tués et Kayugh et les hommes étaient revenus sur cette plage-ci, la plage qui appartenait à la montagne sacrée Tugix. Et ils vivaient là, en sécurité, depuis ce terrible combat.
Et maintenant, nous, leurs enfants, fonderons des familles, songea Kiin. Puis, un jour, peut-être quand je serai grand-mère, notre village sera grand et nous serons de nouveau un peuple fort.
Elle sourit à Chagak, sachant pourtant que dans l'obscurité la femme ne pouvait distinguer les traits de son visage. Elles grimpèrent la pente de l'ulaq d'Oiseau Gris. Chagak ouvrit le rabat de la porte qui protégeait l'ouverture au centre du toit et Kiin descendit. Puis elle tendit les bras pour que Chagak lui passe les présents.
Kiin jeta un rapide coup d'œil autour d'elle. Sa mère n'était pas dans la salle commune mais une lampe d'huile de phoque brûlait encore, diffusant une faible lumière.
Ma mère doit être endormie, se dit Kiin.
L'ulaq d'Oiseau Gris comportait une grande pièce centrale avec de petits espaces sur les côtés que séparaient des rideaux. La chambre d'Oiseau Gris se situait au fond de l'ulaq, la place d'honneur, celle de Qakan la jouxtait. Kiin et sa mère dormaient de chaque côté, sur le devant se trouvait la cache de nourriture.
Kiin regrimpa le tronc d'arbre cranté pour refermer le rabat. Chagak repartait déjà chez elle.
— D-d-dors bien, lança Kiin d'une voix douce.
Chagak se retourna et lui fit un signe de la main.
Puis elle ajouta d'une voix légère comme un rire :
— Je ne pense pas que tu dormes, je te souhaite donc seulement une bonne nuit.
Souriante, Kiin s'assit en haut de l'ulaq pour observer la plage. Les hommes étaient toujours rassemblés autour du feu. Les flammes avaient disparu et les braises étaient tout ce qu'il restait de la cama-rine et des os de phoque empilés à hauteur de sa taille. Kiin remonta ses genoux sous son suk et couvrit de ses mains ses pieds nus. Le vent qui venait de la mer
Weitere Kostenlose Bücher