Ma soeur la lune
Baleines à Samig.
— Oui, grand-père, répondit Samig en s'aperce-vant qu'il était incapable d'affronter son regard.
Non seulement il avait désobéi, mais il pouvait coûter à son grand-père le commandement de la tribu. Il ne s'était jamais trouvé égoïste, mais soudain, toute cette colère lui paraissait stupide, et le souvenir de ce moment avec Panier Moucheté était comme une pierre au cœur de sa poitrine.
C'est alors qu'il entendit sa voix intérieure lui souffler : « Ce que tu as fait avec Panier Moucheté fut l'acte d'un garçon, pas d'un homme, mais ton souci pour ton propre peuple n'est pas un souci égoïste. Chaque homme doit prendre en considération les besoins des siens. Sinon, pourquoi chasser? Ta vie vaut-elle moins que de la viande et de l'huile de phoque? Non, tu chasses pour ton peuple, afin qu'il puisse vivre. Il n'y a nul égoïsme en cela. »
— Tu comprends? demanda Nombreuses Baleines.
Et Samig eut l'impression que son grand-père avait lui aussi entendu la voix intérieure de son petit-fils.
— Oui.
— Ce sera un bon chef.
Samig comprit que Nombreuses Baleines parlait de Roc Dur.
— Roc Dur suit son propre chemin, libre aux autres de le suivre ou pas.
— Ils auraient fait selon ton désir, objecta Samig.
— Oui, approuva le vieil homme. Mais il est temps. C'est la meilleure façon. Personne n'est déshonoré.
Samig se leva et attendit que le vieil homme se dresse sur ses pieds.
— Comprends-tu qu'il y aura peu d'huile ou de viande de baleine à échanger avec ton peuple? La part de l'alananasika est la plus grande et, si d'autres négocient leur viande, ils ne peuvent être assurés que Roc Dur partagera avec leur famille au cours de l'hiver.
Samig hocha la tête.
— Comprends-tu pourquoi Roc Dur t'a interrogé?
Samig sourit.
— Je suis un Traqueur de Phoques.
— Non, objecta Nombreuses Baleines. Ce n'est pas la raison.
Il se racla la gorge et ajusta le col de son parka.
— L'âge venant, un homme comprend les manières des autres. Il apprend à observer les yeux, le jeu de la mâchoire, le mouvement des doigts. J'ai observé Roc Dur. Il a peur que les baleines ne soient venues grâce à toi. C'est pourquoi il dit que tu seras le chasseur si une autre baleine vient. Il veut voir si tu as le pouvoir d'appeler une autre baleine et si, en ce cas, tu possèdes assez d'adresse pour l'attraper. La plupart du temps, de nombreuses baleines harponnées ne meurent pas ou échouent sur une autre plage. Bien souvent, le chasseur ne peut pas s'approcher suffisamment pour placer sa lance ou, s'il y parvient, la baleine renverse son ikyak. Cette année, chaque baleine harponnée a été prise. Quelqu'un possède un grand pouvoir. Roc Dur craint que ce ne soit toi.
30
Samig fut le premier au village à repérer les signaux et les jeunes guetteurs lançaient juste leurs appels quand Samig les rejoignit en s'écriant :
— Une baleine ! Une baleine !
Il croisa son grand-père en haut de l'ulaq; le vieil homme plissait les yeux en direction des feux. Lorsque Samig fut à portée de voix, Nombreuses Baleines le tança :
— Tu es le chasseur de baleines. Le chasseur de baleines n'appelle pas. Entre. Épouse Dodue a préparé ton chigadax.
Samig prit ses lances dans la cache d'armes et Nombreuses Baleines lui tendit la boîte en ivoire sculpté contenant le poison que Samig mettrait sous les têtes de harpon. Samig noua les têtes à l'aide de mèches de nerf. Le nerf romprait à l'instant où le harpon pénétrerait dans le corps de la baleine, et la pointe empoisonnée aurait tout le temps d'infecter la chair.
Il enfila son chigadax et serra l'amulette qui pendait à son cou.
Nombreuses Baleines posa la main sur le poignet de Samig.
— J'ai vu le jet, dit le vieil homme. C'est le jet bas et large de la baleine à bosse. Tu ne pouvais rêver mieux pour ta première sortie. Mais prends garde à sa queue. Elle est longue et la baleine s'en sert comme un homme se sert de son bras... Sois fort, ajouta-t-il après avoir lâché le poignet de son petit-fils.
Samig quitta l'ulaq. Les gens l'attendaient et se tinrent à légère distance tandis qu'il se dirigeait vers son ikyak. Samig remarqua que Roc Dur n'était pas là mais il leva la tête et marcha comme un chasseur doit le faire, l'œil fixé sur la mer, les harpons pesant lourd dans sa main droite. Pour la première fois depuis son arrivée dans l'ulaq de son grand-père, il sentait qu'il avait
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