Ma soeur la lune
rien. Ou bien comptes-tu troquer de la graisse d'oiseau contre notre huile de phoque?
Samig sentit les prémices de la défaite et attendit, le souffle serré dans sa poitrine. Son peuple avait besoin de cette viande. Et encore plus de cette huile.
— Prendras-tu des paniers?
Cette question insultante claqua comme un fouet.
Nombreuses Baleines ne répondit pas.
— Tueur de Baleines, appela Roc Dur.
Samig leva les yeux et affronta le regard de l'homme.
— Qu'a ton peuple à offrir contre de l'huile ?
Samig regarda Nombreuses Baleines mais ne lut
aucune réponse dans ses yeux. Il se débrouilla donc seul.
— Les Premiers Hommes ont toujours été des commerçants, commença-t-il avec calme. Tu as négocié avec eux. Je n'ai pas besoin de te rappeler les choses engrangées dans leurs ulas. Je n'ai pas besoin de te parler des peaux de phoque pleines de poissons. De nerfs de caribous, forts et fins comme des cheveux de femme. D'huile et de viande de phoque. De paniers. De racines qui guérissent.
Il marqua une légère pause avant de poursuivre :
— Sans oublier l'ivoire et l'obsidienne. Mon frère fabrique de magnifiques couteaux.
Sur quoi il tira du fourreau de sa ceinture le cadeau d'Amgigh et le brandit de façon que les hommes puissent admirer la longue lame d'obsidienne.
Souffle retenu, silence, puis brouhaha général.
Mais Roc Dur reprit la parole. Ses mots étaient si durs et si violents que Samig comprit que la discussion ne portait pas sur le troc. Les Chasseurs de Baleines n'avaient pas besoin d'autant de viande de baleine et le troc avec les Premiers Hommes était un temps de célébration et de réjouissances. La discussion concernait la voix qui dirigeait le peuple. Nombreuses Baleines était autrefois un grand chasseur, mais il ne pouvait plus attraper de baleines. Sa valeur tenait à l'enseignement de son art et au partage de ses connaissances. Roc Dur, lui, ramenait plus de baleines qu'aucun autre n'en avait jamais pris. Il était le chef de droit.
Samig étudia le visage de son grand-père. Le vieil homme avait les paupières closes et les mains croisées sur le ventre.
Roc Dur était debout et étudiait maintenant les hommes rassemblés autour de lui. Certains regardaient en direction de la mer ; d'autres faisaient glisser du sable entre leurs doigts.
Ils ne veulent pas choisir, se dit Samig. C'est trop difficile.
— Je refuse de commercer, lâcha enfin Roc Dur. Ma part restera au village. Mais chaque homme doit décider pour lui-même. Je ne déciderai pour personne.
C'est juste. Chaque homme doit décider ce qu'il fera, songea Samig, qui en éprouva davantage de respect pour Roc Dur. Il comprit alors pourquoi Nombreuses Baleines avait fermé les yeux, pourquoi Roc Dur était digne d'être chef.
Les hommes s'éloignèrent, certains marchant vers le courant, d'autres se regroupant au bord de l'eau. Samig observa son grand-père et attendit. Nombreuses Baleines demeurait immobile, paupières closes.
Des images de Panier Moucheté allongée dans l'herbe à son côté surgirent dans l'esprit de Samig, voilant toute autre pensée, toute réflexion.
Lorsque Samig était retourné dans l'ulaq, Épouse Dodue avait plissé les yeux vers lui et lui avait dit que Nombreuses Baleines était parti parler aux hommes, qu'il devait les rejoindre. Mais avant qu'il pût s'éclipser, Épouse Dodue l'encerclait de ses bras et avait entrepris en gloussant d'ôter les brins d'herbe des plumes de son parka.
Elle n'avait soufflé mot, mais Samig avait senti ses joues le brûler et, au moment où Samig grimpait hors de l'ulaq, Épouse Dodue l'avait rappelé :
— La prochaine fois, demande à Panier Moucheté d'enlever l'herbe de ton parka, ainsi Nombreuses Baleines n'en saura rien.
Au souvenir de ces paroles, le visage de Samig s'enflamma de nouveau. Comment savait-elle que c'était Panier Moucheté? Cette femme parlait-elle aux esprits?
Nombreuses Baleines s eclaircit la gorge et ouvrit les yeux; les pensées de Samig revinrent à son grand-père. Que dirait-il s'il découvrait la désobéissance de Samig? Comment Samig pourrait-il se défendre? Quel homme n'avait pas besoin de femme? Mais quel chasseur se refuserait ce plaisir afin de renforcer son pouvoir à la chasse ? Pas étonnant que Nombreuses Baleines ne considère pas Samig comme un homme. Un homme ne laisse pas sa colère lui dicter sa conduite. Il exerce son contrôle en tout point.
— Ils sont partis? demanda Nombreuses
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