Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
ainsi
jusque vers quatre heures. Alors la nuit commençait à se faire, et
chacun se rappela notre promesse au père Schmitt. Nous reprîmes
donc le chemin du village. En approchant de la demeure du vieux
soldat, nous le vîmes debout sur sa porte. Il nous avait entendus
rire et causer de loin.
– Vous voilà ! s’écria-t-il ;
personne ne s’est fait de mal ?
– Non, père Schmitt.
– À la bonne heure.
Il remit sa
schlitte
sous le hangar,
et moi, sans dire ni bonjour ni bonsoir, je partis en courant,
heureux d’annoncer à l’oncle quel chien nous avions l’honneur de
posséder. Cette idée me rendait si content, que j’arrivai chez nous
sans m’en apercevoir ; Scipio était sur mes talons.
– Oncle Jacob, m’écriai-je en ouvrant la
porte, Scipio connaît l’exercice ! le père Schmitt a vu tout
de suite que c’était un véritable chien de soldat ; il l’a
fait marcher sur les pattes de derrière comme un grenadier, rien
qu’en disant : « Une…
deusse
! »
L’oncle lisait derrière le fourneau ; en
me voyant si enthousiaste, il déposa son livre au bord de la
cheminée et me dit d’un air émerveillé :
– Est-ce bien possible, Fritzel ?
Comment !… comment !…
– Oui ! m’écriai-je, et il sait
aussi la politique : il saute pour la République, pour le
général Hoche, mais il ne veut pas sauter pour le roi de
Prusse.
L’oncle alors se mit à rire, et, regardant la
femme, qui souriait aussi dans l’alcôve, le coude sur
l’oreiller :
– Madame Thérèse, dit-il d’un ton grave,
vous ne m’aviez pas encore parlé des beaux talents de votre chien.
Est-il bien vrai que Scipio sache tant de belles choses ?
– C’est vrai, monsieur le docteur,
dit-elle en caressant le caniche qui s’était approché du lit et qui
lui tendait la tête d’un air joyeux ; oui, il sait tout cela,
c’était l’amusement du bataillon ; Petit-Jean lui montrait
tous les jours quelque chose de nouveau. N’est-ce pas, mon pauvre
Scipio, tu jouais à la drogue, tu remuais les dés pour la bonne
chance, tu battais la diane ? Combien de fois notre père et
les deux aînés, à la grande halte, ne se sont-ils pas réjouis de te
voir monter la garde ? Tu faisais rire tout notre monde par
ton air grave et tes talents ; on oubliait les fatigues de la
route autour de toi, on riait de bon cœur !
Elle disait ces choses, tout attendrie, d’une
voix douce, en souriant un peu tout de même. Scipio avait fini par
se dresser, les pattes au bord du lit, pour entendre son éloge.
Mais l’oncle Jacob, voyant que madame Thérèse
s’attendrissait de plus en plus à ces souvenirs, ce qui pouvait lui
faire du mal, me dit :
– Je suis bien content, Fritzel,
d’apprendre que Scipio sache faire l’exercice et qu’il connaisse la
politique ; mais toi, qu’as-tu fait depuis midi ?
– Nous avons été en traîneau sur
l’Altenberg, oncle ; le père Adam nous a prêté sa
schlitte
.
– C’est très bien. Mais tous ces
événements nous ont fait oublier M. de Buffon et
Klopstock ; si cela continue, Scipio en saura bientôt plus que
toi.
En même temps il se leva, prit dans l’armoire
l’
Histoire naturelle
de M. de Buffon, et posant
la chandelle sur la table :
– Allons Fritzel, me dit-il, souriant en
lui-même de ma mine longue, car je me repentais d’être revenu si
tôt, allons !
Il s’assit et me fit asseoir sur ses
genoux.
Cela me parut bien amer, de me remettre à
M. de Buffon après huit jours de bon temps ; mais
l’oncle avait une patience qui me forçait d’en avoir aussi, et nous
commençâmes la leçon de français.
Cela dura bien une heure, jusqu’au moment où
Lisbeth vint mettre la nappe. Alors, en nous retournant, nous vîmes
que madame Thérèse s’était assoupie. L’oncle ferma le livre et tira
les rideaux, pendant que Lisbeth plaçait les couverts.
IX
Ce même soir, après le souper, l’oncle Jacob
fumait sa pipe en silence derrière le fourneau. Moi, je séchais le
bas de mon pantalon, assis devant la petite porte de tôle, la tête
de Scipio entre les genoux, et je regardais le reflet rouge de la
flamme avancer et reculer sur le plancher. Lisbeth avait emporté la
chandelle selon son habitude ; nous étions dans
l’obscurité ; le feu bourdonnait comme au temps des grands
froids, la pendule marchait lentement, et dehors, dans la cuisine,
nous entendions la vieille servante laver les assiettes
Weitere Kostenlose Bücher