Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
sur
l’évier.
Que d’idées me passaient alors par la
tête ! Tantôt je songeais au soldat mort dans la grange de
Réebock, au coq noir de la lucarne ; tantôt au père Schmitt
faisant faire l’exercice à Scipio ; puis à l’Altenberg, à la
descente de notre traîneau. Tout cela me revenait comme un
rêve ; les sifflements plaintifs du feu me paraissaient être
la musique de ces souvenirs, et je sentais tout doucement mes yeux
se fermer.
Cela durait depuis environ une demi-heure
lorsque je fus réveillé par un bruit de sabots dans l’allée ;
en même temps, la porte s’ouvrit, et la voix joyeuse du mauser dit
dans la chambre :
– De la neige, monsieur le docteur, de la
neige ! Elle recommence à tomber, nous en avons encore pour
toute la nuit.
Il paraît que l’oncle avait fini par
s’assoupir, car seulement au bout d’un instant, je l’entendis se
remuer et répondre :
– Que voulez-vous, mauser, c’est la
saison ; il faut s’attendre à cela maintenant.
Puis il se leva et alla dans la cuisine
chercher de la lumière.
Le mauser s’approchait dans l’ombre.
– Tiens ! Fritzel est là !
dit-il. Tu n’as donc pas encore sommeil ?
L’oncle rentrait. Je tournai la tête, et je
vis que le mauser avait ses habits d’hiver : son vieux bonnet
de martre, la queue râpée pendant sur le dos, sa veste en peau de
chèvre, le poil en dedans, son gilet rouge, les poches ballottant
sur les cuisses, et sa vieille culotte de velours brun, ornée de
pièces aux genoux. Il souriait, en plissant ses petits yeux, et
tenait quelque chose sous le bras.
– Vous venez pour la gazette,
mauser ? dit l’oncle. Elle n’est pas arrivée ce matin, le
messager est en retard.
– Non, monsieur le docteur, non ; je
viens pour autre chose.
Il déposa sur la table un vieux livre carré, à
couvercle de bois d’au moins trois lignes d’épaisseur, et tout
couvert de larges pattes en cuivre représentant des feuilles de
vigne ; les tranches étaient toutes noires et graisseuses à
force de vieillesse, et de chaque page sortaient des cordons et des
ficelles pour marquer les bons endroits.
– Voilà pourquoi j’arrive ! dit le
mauser ; je n’ai pas besoin de nouvelles, moi ; quand je
veux savoir ce qui se passe dans le monde, j’ouvre et je
regarde.
Alors il sourit, et ses longues dents jaunes
apparurent sous les quatre poils de ses moustaches, effilées comme
des aiguilles.
L’oncle ne disait rien ; il approcha la
table du fourneau et s’assit dans son coin.
– Oui, reprit le mauser, tout est
là-dedans ; mais il faut comprendre… il faut comprendre,
fit-il en se touchant la tête d’un air rêveur. Les lettres ne sont
rien ; c’est l’esprit… l’esprit qu’il faut comprendre.
Puis il s’assit dans le fauteuil et prit le
livre sur ses cuisses maigres avec une sorte de vénération ;
il l’ouvrit, et, comme l’oncle le regardait :
– Monsieur le docteur, dit-il, je vous ai
parlé cent fois du livre de ma tante Roesel, de Héming ; eh
bien, aujourd’hui je vous l’apporte pour vous montrer le passé, le
présent, et l’avenir. Vous allez voir, vous allez voir ! Tout
ce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit d’avance ; je
le comprenais bien, seulement je ne voulais pas le dire, à cause de
ce Richter, qui se serait moqué de moi, car il ne voit pas plus
loin que le bout de son nez. Et l’avenir est aussi là-dedans ;
mais je ne l’expliquerai qu’à vous, monsieur le docteur, qui êtes
un homme sensé, raisonnable et clairvoyant. Voilà pourquoi
j’arrive.
– Écoutez, mauser, dit l’oncle, je sais
bien que tout est mystère dans ce bas monde, et je ne suis pas
assez vaniteux pour refuser de croire aux prédictions et aux
miracles rapportés par des auteurs graves, tels que Moïse,
Hérodote, Thucydide, Tite-Live et beaucoup d’autres. Malgré cela je
respecte trop la volonté du Seigneur pour vouloir pénétrer les
secrets réservés par sa sagesse infinie ; j’aime mieux voir
dans votre livre l’accomplissement des choses déjà passées que
l’avenir. D’abord ce sera beaucoup plus clair.
– C’est bon, c’est bon, vous saurez tout,
répondit le taupier, satisfait de l’air grave de l’oncle.
Il poussa son fauteuil vers la table, posa le
livre au bord ; puis, se mettant à fouiller dans sa poche, il
en tira de vieilles besicles en cuivre et les enfourcha sur son
nez, ce qui lui donnait une figure vraiment
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