Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
conçois que la
jeunesse adopte leurs doctrines, car tous les êtres jeunes, sains
de corps et d’esprit, aiment la vertu ; les êtres décrépits
avant l’âge par l’égoïsme et les mauvaises passions peuvent seuls
admettre des principes contraires. Quel dommage que de pareilles
gens recourent sans cesse à la violence !…
Alors Mme Thérèse souriait, et l’on se
remettait à lire. Cela durait depuis environ une demi-heure, et
Lisbeth, après avoir balayé le seuil de la maison, était sortie
faire sa partie de commérage chez la vieille Roesel, comme à
l’ordinaire, lorsque tout à coup un homme à cheval s’arrêta devant
notre porte. Il avait un gros manteau de drap bleu, un bonnet de
peau d’agneau, le nez camard et la barbe grise.
L’oncle venait de déposer son livre ;
nous regardions tous cet inconnu par les fenêtres.
– On vient vous chercher pour quelque
malade, monsieur le docteur, dit Mme Thérèse.
L’oncle ne répondit pas.
L’homme, après avoir attaché son cheval au
pilier du hangar, entrait dans l’allée.
– Monsieur le docteur Jacob ? fit-il
en ouvrant la porte.
– C’est moi, monsieur.
– Voici une lettre de la part de
M. le Dr Feuerbach, de Kaiserslautern.
– Veuillez vous asseoir, monsieur, dit
l’oncle.
L’homme resta debout.
L’oncle, en lisant la lettre, devint tout pâle
et durant une minute il parut comme troublé, regardant
Mme Thérèse d’un œil vague.
– Je dois rapporter la réponse s’il y en
a, dit l’homme.
– Vous direz à Feuerbach que je le
remercie ; c’est toute la réponse.
Puis, sans rien ajouter, il sortit la tête
nue, avec le messager que nous vîmes s’éloigner dans la rue,
conduisant son cheval par la bride, vers l’auberge du
Cruchon-d’Or
. Il allait sans doute se rafraîchir avant de
se remettre en route. Nous vîmes aussi l’oncle passer devant les
fenêtres et entrer sous le hangar. Mme Thérèse parut alors
inquiète.
– Fritzel, dit-elle, va porter son bonnet
à ton oncle.
Je sortis aussitôt et je vis l’oncle qui se
promenait de long en large devant la grange ; il tenait
toujours la lettre, sans avoir l’idée de la mettre en poche. Spick,
du seuil de la maison, le regardait d’un air étrange, les mains
croisées sur sa hache ; deux ou trois voisins regardaient
aussi derrière leurs vitres.
Il faisait très froid dehors, je rentrai.
Mme Thérèse avait déposé son ouvrage et restait pensive, le
coude au bord de la fenêtre ; moi, je m’assis derrière le
fourneau sans avoir envie de ressortir.
Toutes ces choses, je m’en suis toujours
souvenu durant mon enfance ; mais ce qui vint ensuite m’a
longtemps produit l’effet d’un rêve, car je ne pouvais le
comprendre, et ce n’est qu’avec l’âge, en y pensant plus tard, que
j’en ai saisi le sens véritable.
Je me rappelle bien que l’oncle rentra
quelques instants après, en disant que les hommes étaient des
gueux, des êtres qui ne cherchaient qu’à se nuire ; qu’il
s’assit à l’intérieur de la petite fenêtre, non loin de la porte,
et qu’il se mit à lire la lettre de son ami Feuerbach ; tandis
que Mme Thérèse l’écoutait debout à gauche, dans sa petite
veste à double rangée de boutons, les cheveux tordus sur la nuque,
droite et calme.
Tout cela je le vois, et je vois aussi Scipio,
le nez en l’air et la queue en trompette au milieu de la salle.
Seulement la lettre étant écrite en allemand de Saxe, tout ce que
je pus y comprendre, c’est qu’on avait dénoncé l’oncle Jacob comme
un Jacobin, chez lequel se réunissaient les gueux du pays pour
célébrer la Révolution ; – que Mme Thérèse était
aussi dénoncée comme une femme dangereuse, regrettée des
Républicains à cause de son audace extraordinaire, et qu’un
officier prussien, accompagné d’une bonne escorte, devait venir la
prendre le lendemain et la diriger sur Mayence avec les autres
prisonniers.
Je me rappelle également que Feuerbach
conseillait à l’oncle une grande prudence, parce que les Prussiens,
depuis leur victoire de Kaiserslautern, étaient maîtres du pays,
qu’ils emmenaient tous les gens dangereux, et qu’ils les envoyaient
jusqu’en Pologne, à deux cents lieues de là, au fond des marais,
pour donner le bon exemple aux autres.
Mais ce qui me parut inconcevable, c’est la
façon dont l’oncle Jacob, cet homme si calme, ce grand amateur de
la paix, s’indigna contre l’avis et les conseils de
Weitere Kostenlose Bücher