Marc-Aurèle
aussi précaires que la vie, mais la plèbe acclamait l’empereur et son fils Commode qu’il avait décrété imperator .
C’était le triomphe.
Mais le soir, dans la chambre, assis en face de la statue d’or de la Fortune, Marc Aurèle à nouveau contemplait la Mort, chuchotant à lui-même plus qu’à moi.
« Le sais-tu, Priscus ? Il n’est personne de si heureux qui ne soit pas, à sa mort, entouré de gens si contents du malheur survenu. Était-il honnête et sage ? Il se trouvera toujours quelqu’un pour se dire en lui-même : "Nous allons enfin pouvoir respirer sans ce maître d’école ! Il n’était certes pas désagréable à notre endroit, mais je sentais bien qu’il nous blâmait sans le dire." Or il s’agissait là d’un honnête homme ! »
Il m’a regardé en souriant :
« Peut-être penseras-tu ainsi de moi, Priscus ? »
Je me suis récrié, mais, d’un geste de la main, il m’a fait taire.
« Et combien d’autres bonnes raisons ont nombre de personnes de désirer se débarrasser de nous ! Voilà à quoi il faut réfléchir au moment de trépasser. Je m’en irai donc aisément en pensant : "Je quitte une vie dont mes compagnons eux-mêmes, pour qui j’ai tant lutté, tant prié, eu tant de soucis, veulent m’éloigner, en attendant de ma mort quelque chance nouvelle !" »
Il a fermé les yeux, laissant son menton retomber sur sa poitrine.
« Pourquoi donc, Priscus, tenir tant à prolonger ici mon séjour ? »
SIXIÈME PARTIE
39
J’ai espéré que Marc Aurèle me survivrait, qu’ainsi j’échapperais au règne de son fils Commode qu’il avait désigné pour successeur.
Il me suffisait d’apercevoir la silhouette massive de cette jeune brute, de le voir lever ses mains épaisses d’étrangleur, d’entendre ses exclamations et son rire quand il assistait à un combat de gladiateurs et qu’il hurlait, réclamant la mort de l’un d’eux, pour savoir que Commode ne serait pas le continuateur de Marc Aurèle, mais se conduirait comme Néron ou Domitien.
J’avais lu Tacite et Suétone.
Ne valait-il pas mieux mourir que subir le pouvoir illimité d’un nouvel histrion meurtrier qu’il faudrait un jour se résoudre à assassiner ?
C’est ce que songeaient à présent à faire Marcia, Hyacinthe, tant d’autres – peut-être même, parmi eux, Eclectos.
Il me semblait d’ailleurs que si Marc Aurèle ne voulait pas – comme il disait – « prolonger ici (son) séjour », c’était pour ne plus voir ce fils – ce bâtard, sans doute ! – auquel il avait pourtant décidé de transmettre le gouvernement du genre humain.
Je reprochais à Marc Aurèle cette soumission à la fatalité d’une filiation, son refus d’adopter un héritier digne de lui, sa peur d’affronter Commode et ses partisans, nombreux dans les légions et parmi les prétoriens. Mais je n’avais jamais osé penser que mon maître en sagesse, l’empereur-philosophe, le vertueux, agissait ainsi par une sorte d’indifférence morose à ce qui pouvait survenir après lui ou, pis encore, par lâcheté.
Aujourd’hui, alors que Commode règne, piétinant les cadavres, plongeant ses mains dans le sang de ses victimes, il m’arrive d’accuser, d’accabler Marc Aurèle.
J’écoute Eclectos qui me répète que l’empereur que je vénérais, que j’avais servi, n’avait été qu’un persécuteur, un meurtrier, lui aussi, pourchassant de sa haine les chrétiens, ou bien – mais n’était-ce pas tout aussi monstrueux – incitant ou autorisant les magistrats, légats, proconsuls, gouverneurs qui lui obéissaient à arrêter, juger, condamner, torturer, livrer aux bêtes des hommes et des femmes dont la seule faute était de croire en Christos.
« Non, Commode ne le trahit pas, m’a plusieurs fois répété Eclectos. Commode l’honore ! Commode est son héritier fidèle ! »
Je protestais. Je ne voulais plus écouter Eclectos ; pourtant, je l’entendais qui, sous le portique, dans la cour intérieure de ma demeure, me lançait :
« J’ai connu la plupart de ceux que, sur l’ordre de Marc Aurèle, on a supplicié à Lugdunum, il y a à peine un peu plus d’un lustre. Tu y étais, Julius Priscus, mais tes yeux étaient aveugles, tes oreilles sourdes. Reviens sur tes pas, aie ce courage. C’était il y a cinq années seulement. Tu sauras alors qui était vraiment Marc Aurèle, ton empereur, père de ce monstre,
Weitere Kostenlose Bücher