Marc-Aurèle
soldats qui se sont agenouillés, ont invoqué le dieu Christos, et celui-ci les aurait entendus, déversant sur eux, alors qu’ils mouraient de soif, une pluie bienfaisante.
Mais que peut cette légion Fulminata , foudroyée par le signe divin, quand la crue des Quades, des Marcomans, des Vandales, des Sarmates, des Alains déferle, surgissant de la nuit des forêts ?
Je retrouve Marc Aurèle sous sa tente.
Il est entouré de légats, de centurions, de ses philosophes et de ses rhéteurs. Les officiers comptent les hommes dont ils disposent pour s’opposer au flux barbare, à cette ruée. Nombreux sont les morts, les blessés, les prisonniers. Il faut que des courriers partent pour Rome, et d’autres vers le Rhin. Il faut enrôler dans les légions les esclaves, les gladiateurs, les bandits ainsi que des Germains. Il faut offrir à chaque recrue quelques centaines ou quelques milliers de sesterces et, pour cela, vendre les objets précieux du garde-meubles impérial.
Fronton se lève :
« Il faut exiger de chaque habitant de l’Empire qu’il contribue à sa défense. Et pourchasser, supplicier tous ces chrétiens qui, par leur impiété, leur refus de sacrifier aux dieux de Rome, sont responsables des malheurs qui nous frappent. »
D’une voix hésitante, un tribun a rappelé que les soldats de la légion Fulminata avaient prié Christos et reçu l’aide de leur Dieu.
« Mensonge !, s’est écrié Fronton. Les chrétiens refusent de s’enrôler et de tuer. Ce sont des efféminés, une secte au service des ennemis de l’Empire ! »
Marc Aurèle renouvelle ses ordres puis, d’un geste, demande à rester seul.
Au moment où je vais franchir le seuil de la tente, il me retient, reste un long moment à regarder les soldats se rassembler dans les allées du camp, les courriers sauter sur leurs chevaux, les centurions et les tribuns lancer leurs consignes.
Il m’entraîne vers l’intérieur de la tente et se rassied.
« Malheureuses fourmis pliant sous la charge !, murmure-t-il. Souris affolées courant en tous sens, pantins tirés par des ficelles ! »
Il soupire, ferme les yeux et reprend : « L’araignée se gonfle d’orgueil pour avoir attrapé une mouche. Un chasseur est fier d’avoir tué des marcassins ou des ours, un pêcheur d’avoir pris des sardines au filet, un centurion d’avoir vaincu des Sarmates ou des Quades ! Ne sont-ce pas tous des brigands, au regard des principes ? »
Il se lève, fait quelques pas, tête baissée. « Au milieu de cette guerre, de ces ténèbres, de cette fange, de ce flux si rapide de la substance, du temps, du mouvement, de ce qui est en mouvement, de ces peuplades qui roulent vers nous comme la houle, est-il un seul objet à estimer à haut prix, un objet qui, d’une manière générale, mérite qu’on s’y intéresse ? »
Il me dévisage, les yeux fixes. « Je n’en ai même pas idée », conclut-il. J’ai parlé de Rome, de l’Empire qu’il fallait défendre et maintenir. N’avait-il pas plusieurs fois exalté les vertus romaines, l’obligation pour chacun de remplir sa charge pour le bien général ?
Il penche la tête sur son épaule puis, d’un hochement, m’approuve dans un murmure :
« Il n’y a pourtant qu’un seul refuge pour l’homme, une seule retraite tranquille, un seul lieu où il puisse se retirer : et c’est son âme. »
Il lève la main et ajoute :
« Mais je suis empereur. Et je suis ici hors de mon âme. Je le dois, Priscus, jusqu’à ce que la mort m’invite à me coucher auprès d’elle. »
Je me souviens de mon désarroi devant cet empereur, mon maître en sagesse, qui défendait Rome avec, au cœur, ce que j’appelle aujourd’hui le désespoir, c’est-à-dire ce grand vide qu’est l’absence de promesse.
Je préférais le voir entrer dans le temple de Mars et, Grand Pontife, se saisir d’un javelot, en plonger la pointe dans le sang d’un animal égorgé.
Mon souvenir se brouille.
Et s’il s’était agi du sang d’un prisonnier sacrifié au dieu de la Guerre ?
Je ne puis répondre à cette question.
Je vois Marc Aurèle brandir l’arme et la lancer vers le point du ciel au-dessous duquel se trouvait l’ennemi.
Il honorait donc les dieux de Rome. Et les peuplades barbares étaient refoulées, contenues, voire, pour certaines, installées sur des territoires devenus colonies de l’Empire.
Nous rentrions à Rome. La victoire et la paix étaient
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