Marc-Aurèle
aperçu quelques Gaulois perdus parmi cette foule orientale. Leurs manières brusques et leur arrogance révélaient leur irritation, leur fierté, le mépris qu’ils manifestaient envers cette foule dont le légat m’avait expliqué qu’elle était originaire des provinces d’Asie, de Phrygie, de Bithynie et du Pont, de Syrie et de Palestine.
« Tu les as entendus, Priscus ?, avait répété Pérennis. Lorsque je me rends dans cette ville basse, j’oublie que je suis le légat des Gaules, on me parle grec et syriaque ! Certains veulent célébrer la fête de Cybèle, la déesse mère, d’autres leur nouveau dieu, ce Christos qui aurait ressuscité le jour où les prêtres de Cybèle vénèrent la Grande Prostituée et accueillent parmi eux les néophytes… »
Il avait levé les bras.
« Que veux-tu que je fasse ? Prêtres de Cybèle et fidèles de Christos se haïssent, mais les premiers honorent l’empereur quand les autres l’ignorent. »
En parcourant les rues du faubourg d’Ainai jusqu’à la demeure du légat impérial située au sommet de la colline de Fourvière, j’avais deviné la tension qui couvait dans les rangs de cette foule.
Les trois prétoriens qui me précédaient m’avaient frayé un passage, écartant les passants de la hampe de leurs javelots, hurlant qu’on devait faire place au chevalier romain représentant l’empereur.
Ils levaient leurs armes et souvent, parce que les passants s’attardaient, me jetant un regard de défi, ils frappaient, cinglant les épaules, les cuisses, les mollets.
On s’écartait. On me menaçait du poing. On m’interpellait.
Je ne comprenais pas ce grec d’Asie ou de Phrygie, plus rocailleux que celui d’Athènes ou d’Achaïe.
Avec humeur, le légat m’avait reproché d’avoir, en parcourant les faubourgs, puis les rues de Fourvière, attisé les passions et pris des risques pour ma vie.
Il était responsable de ma sécurité devant l’empereur. Il me priait de ne plus sortir de sa demeure qu’en litière, escorté par une garde prétorienne.
Martial Pérennis s’était adossé à la balustrade, tournant le dos à ce paysage de rivières et de collines où s’encastraient, plus loin, les cimes des Alpes.
Il m’avait interrogé sur les intentions de Marc Aurèle.
Les Gaulois et les citoyens romains, disait-il, exigeaient qu’on arrête et qu’on condamne ces chrétiens qui les provoquaient en refusant de célébrer l’empereur et les dieux de Rome, Jupiter ou Mars. Ils les accusaient de se livrer à des repas sanglants sur les berges du fleuve. On les avait aperçus qui entraient, enlacés, dans les eaux du Rhône, s’en aspergeant puis s’embrassant, se livrant à des orgies avant de dévorer les corps d’enfants égorgés.
Ces prêtres chrétiens étaient souvent des magiciens. L’un d’eux, Markos, un Grec, était connu dans toute la cité. Il flairait les femmes, choisissait les plus riches, les séduisait, les invitait à s’accoupler à lui, seul moyen, assurait-il, de leur faire rencontrer le dieu Christos. Il prétendait avoir le pouvoir de changer l’eau en sang.
Un délateur avait rapporté comment il disait aux femmes : « Dispose-toi comme une fiancée. » Elles s’allongeaient. Il passait rapidement devant leurs yeux une coupe remplie d’eau. Il se tournait sans doute pour y dissoudre une poudre, puis il montrait l’eau rougie et les femmes se pâmaient, persuadées d’avoir assisté à un miracle, et offraient leurs corps et leurs biens à Markos.
On imitait ce prêtre. Des disciples usaient comme lui de tours de magie, œuvraient dans ce qu’ils appelaient des chambres nuptiales où ils célébraient les noces des femmes avec Dieu dont ils prétendaient être l’incarnation passagère. Ils usaient pour ce faire de drogues, de baumes et d’huiles.
Certaines de ces femmes échappaient après quelques semaines à ces sortilèges mais, humiliées, outragées, compromises, souillées, dépouillées, elles n’avaient aucun recours. D’autres quittaient alors la cité et erraient à la recherche d’une consolation. Quelques-unes devenaient prêtresses de Cybèle, d’autres se rassemblaient autour de Grecs d’Asie ou de Phrygie, disciples eux aussi de Christos mais condamnant Markos comme un imposteur.
J’avais été étonné d’apprendre que le légat impérial n’avait pu se saisir de Markos qui avait fui la cité et sans doute regagné l’Orient avec plusieurs
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