Marc-Aurèle
de ses disciples.
Martial Pérennis s’était penché vers moi. Il avait hésité, puis avait avoué avec désinvolture et même un mouvement d’orgueil qu’il avait choisi de laisser libre ce Markos dont la prédiction et les tours de magie contribuaient à diviser la secte de Christos, à la faire rejeter par la plus grande partie de la population.
« Aux yeux de la plupart, avait poursuivi le légat impérial, Markos était l’un des grands prêtres de ce nouveau dieu. Or comment croire en ce Christos, dieu de justice et de vérité, selon ses disciples, quand celui qui parle en Son nom, qui prétend faire surgir la chair et le sang divins, n’est qu’un homme corrompu, un suborneur, un imposteur, un faussaire ?
Martial Pérennis s’était redressé.
« On l’a d’abord écouté et suivi, surtout les femmes, puis méprisé, dénoncé, haï, et la secte de Christos s’en est trouvée affaiblie, isolée, condamnée. »
Le légat impérial était allé jusqu’à la balustrade, s’y était appuyé, et j’avais eu devant les yeux ses larges épaules de soldat, sa nuque épaisse, sa tête massive qu’il hochait.
« Il a pourtant été mon allié, avait-il ajouté. C’est souvent ainsi, à la guerre. On tend des pièges, on feinte, on utilise des leurres. Je crois que Markos savait que je tolérais ses prédications parce qu’elles me servaient. De fait, mon attitude lui permettait de les poursuivre. Mais il a senti que le moment approchait où il me faudrait frapper, le traiter en ennemi, et il s’est enfui. Sans doute est-il retourné en Orient. »
Martial Pérennis était revenu vers moi.
« Gaulois et Romains, tous les fidèles de nos dieux veulent que j’écrase la nouvelle secte. Les rescrits impériaux m’en donnent le droit et m’en font un devoir. »
Il avait frappé du talon comme on martèle la tête d’un serpent.
Les prêtres et les prêtresses de Cybèle, m’avait-il expliqué, s’indignaient à l’idée que, bientôt, les chrétiens célébreraient le culte de leur Dieu, ressuscité le jour même où, dans le temple de la Grande Mère des prostituées, ils accueillaient les nouveaux adeptes de la déesse de la Fertilité. Ils exigeaient que le légat arrêtât les disciples de Christos avant qu’ils ne pussent commettre ce sacrilège contre Cybèle.
Les prêtres gaulois rappelaient pour leur part qu’ils allaient réunir à Lugdunum l’assemblée annuelle des délégués des Trois Gaules. Était-ce concevable si les chrétiens prêchaient à la foule gauloise leurs superstitions ? Ils avaient indiqué au légat qu’il fallait offrir à cette foule des jeux dignes de l’Empire. Or les gladiateurs thraces étaient trop chers. Ne pourrait-on présenter un spectacle moins coûteux, plus rare, même, en trouvant des condamnés, des ennemis de l’Empire à livrer aux bêtes fauves ? Pourquoi pas les disciples de Christos ? »
Martial Pérennis s’était lentement caressé le menton.
« Les dieux ne sont pas favorables aux chrétiens », avait-il murmuré.
41
J’aurais pu et dû pressentir qu’un flot de sang et de souffrances allait envahir les rues et l’amphithéâtre de Lugdunum.
J’aurais pu et dû imaginer que des corps suppliciés, mutilés, et les cendres de leurs restes seraient jetés dans les eaux du Rhône.
Aujourd’hui, réévoquant ce passé, dressant l’inventaire de ce que j’avais vu et de ce que le légat, Martial Pérennis, m’avait dit, je ne peux plus ignorer que tout m’avait été annoncé.
Il suffit que j’écrive un mot pour que mille autres signes me reviennent.
Je vois des prêtres et des prêtresses de Cybèle parcourir les rues du faubourg d’Ainai et du quartier de Fourvière.
Ils crient : « Les chrétiens aux lions ! »
Ils se saisissent d’un jeune homme aux cheveux noirs bouclés. Ils le forcent à s’agenouiller devant la statue de César imperator. Il ne se débat pas mais continue à sourire. On le roue de coups. Il est allongé sur le sol, bras écartés, le corps couvert de sang, comme crucifié.
La foule l’entoure. Elle crie : « Au bûcher ! Aux bêtes, les égorgeurs d’enfants, les impies, les adorateurs du dieu à tête d’âne, les dévoreurs de chair humaine, les buveurs de sang ! Qu’on les crucifie et qu’ils ressuscitent, s’ils le peuvent ! »
Le jeune homme ne pousse pas un cri cependant qu’on le retourne, qu’on le piétine. Sa mâchoire est brisée,
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