Marc-Aurèle
le feu, la lave, les tremblements de la terre, les crues qui ravageraient et engloutiraient l’Empire.
Or j’ai découvert un homme qui s’opposait à Crescens, mais avec mesure, rigueur et ironie.
Un homme qui regardait sans trembler la Mort s’avancer :
« Je m’attends bien, dit-il, à me voir quelque jour dénoncé et mis sur un tas de ceps auxquels mes délateurs mettront le feu. Crescens, que l’on prétend philosophe, sera satisfait. Mais cet homme est plus un ami du bruit et du faste que de la sagesse. Il s’en va chaque jour attestant de nous ce qu’il ignore, nous accusant en public d’athéisme et d’impiété pour gagner la faveur d’une multitude abusée. Il faut qu’il ait l’âme bien méchante pour nous décrier ainsi. S’il prétend qu’il est parfaitement instruit de notre doctrine, il faut que la bassesse de son esprit l’ait empêché d’en comprendre la majesté. S’il l’a bien entendue, rien ne peut l’obliger à la décrier, si ce n’est la peur de passer lui-même pour un chrétien. »
37
Ils ont conduit Justin au supplice.
Il a été jugé, flagellé, brûlé au fer rouge, crucifié, jeté aux bêtes à quelques centaines de pas seulement du Palais impérial où je vivais, m’indignant avec Crescens, Fronton, Junius Rusticus, de l’audace et de l’impudence de ces chrétiens, de ces Orientaux fanatiques qui se précipitaient dans la mort, le visage radieux, arborant un air de triomphe, comme avaient fait avant eux Ignace d’Antioche et Polycarpe de Smyrne.
J’ai ignoré les souffrances, le martyre de Justin.
J’ai partagé le mépris de Marc Aurèle à l’égard de ces Galiléens qui ne se contentaient pas d’accepter la mort, comme doit faire tout homme sage, mais qui la désirait, la suscitait.
Ils étaient si sûrs d’eux, si indifférents à leur sort, à la souffrance, qu’ils insultaient les juges, répétant « Je suis chrétien ! », défiant la plèbe qui hurlait « Les chrétiens aux lions ! »
Parfois les chrétiens s’arrêtaient devant une statue de Jupiter ou d’Apollon et l’interpellaient, la frappaient à coups de bâton : « Eh bien, voyez, païens, votre Dieu ne se venge pas ! », criaient-ils.
On lapidait ces provocateurs sacrilèges. On se précipitait sur eux, on les écharpait, on leur criait : « Et ton Dieu, se venge-t-Il ? »
Les chrétiens ne se défendaient pas. Ils souriaient et succombaient en priant ou en remerciant leurs juges et leurs bourreaux de les avoir arrachés à ce monde impur, pour leur permettre ainsi de rejoindre plus vite Christos.
Leur soif de mort se répandait dans tout l’Empire.
Un jour est entré dans la salle d’audience le proconsul de la province d’Asie, un homme vigoureux du nom d’Arrius Antonius. Il avait combattu aux frontières, vaincu les Parthes, étouffé des révoltes juives, pourchassé et crucifié des esclaves révoltés.
Tout à coup, sa voix jusqu’alors assurée avait tressailli :
« Que faire avec les chrétiens ?, a-t-il demandé.
— Applique-leur la loi, a murmuré Marc Aurèle.
— Je les ai condamnés à la croix, aux bêtes, aux verges, j’ai fait déporter certains d’entre eux en Sardaigne ou aux mines de Sicile. Mais ces infâmes ne craignent rien. Ils veulent comparaître devant les juges. Les actes d’accusation les exaltent… »
Il avait fait juger ceux qui avaient insulté les dieux de Rome, mais des dizaines de chrétiens venus de toute la province s’étaient présentés au tribunal, clamant qu’ils voulaient partager le sort de leurs frères.
Le proconsul en avait désigné quelques-uns afin qu’ils fussent suppliciés comme les condamnés, mais il avait renvoyé les autres. D’une voix que l’indignation faisait encore trembler, il a ajouté :
« Je leur ai dit : "Allez-vous-en, misérables ! Si vous tenez tant à mourir, vous avez des précipices, vous avez des cordes !" Mes centurions ont dû les chasser du tribunal. Et c’est la plèbe qui, en les voyant, s’est précipitée sur eux, leur a brisé les membres. Ils chantaient quand j’ai fait jeter leurs corps aux bêtes. »
J’ai éprouvé du dégoût pour l’attitude de ces fanatiques.
J’ai détourné les yeux, je me suis bouché les oreilles pour ne plus savoir, ne pas imaginer.
Mais, aujourd’hui, la foi de ces martyrs me fascine, me trouble et m’émeut. Elle m’attire.
J’ai écouté Eclectos me lire les lettres
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