Marco Polo
une
succession de vierges mongoles de premier choix est autrement plus
tentant ?
— Oh, assurément, Sire.
— Dans ce cas, exécute-le ! J’en récolterai
une pleine corbeille de vigoureux petits métis mongols-Ferenghi. Maintenant,
Marco, rentrons au palais. Je dois informer Chingkim de la mort de son frère,
afin qu’en tant que wang de Khanbalik il fasse draper la ville de
pourpre, la couleur du deuil. Pendant ce temps, figure-toi, le Maître
Artificier et l’Orfèvre de la Cour brûlent d’envie que tu leur expliques
l’usage que tu as fait là-bas de leur invention. Suis-moi.
La salle à manger du palais de Xan-du était une pièce
des plus imposante, tendue de rouleaux peints et ornée de nombreux trophées de
chasse accrochés aux murs ; mais elle était dominée par une sculpture d’un
jade très fin, taillée dans un bloc d’environ cinq tonnes, dont la valeur en or
devait être ahurissante. Elle représentait une montagne semblable à celles que
j’avais voulu détruire au Yunnan, aucun détail n’y manquait, des falaises
escarpées aux forêts et aux pistes sinueuses qui rappelaient la route des
Piliers, que gravissaient de petits paysans sculptés avec une grande minutie,
escortés de leurs porteurs et de chariots tirés par des chevaux.
Le sanglier fit un plat savoureux. Je le dégustai
assis à la plus haute table en compagnie du khan, du prince Chingkim, de
l’orfèvre Boucher et de l’artificier Shi. Je présentai à Chingkim mes
condoléances pour le décès de son frère et mes félicitations pour la naissance
de son fils. Les deux autres courtisans alternèrent un feu soutenu de questions
relatives à mon utilisation des boules de huo-yao et une accumulation
d’éloges à mon égard pour l’invention de cette arme extraordinaire qu’on ne
manquerait pas de vouloir imiter dans tous les pays du monde, qui survivrait
au-delà des âges et changerait définitivement l’art de la guerre, gravant les
noms de Shi, de Polo et de Boucher dans le marbre d’une gloire éternelle.
— N’avez-vous pas dit, fis-je remarquer à maître
Shi, que la poudre inflammable avait été inventée par un Han dont tout le monde
avait oublié le nom ?
— Peu de chose* ! répliqua gaiement Boucher. Cela n’a été qu’un jouet jusqu’à ce que son
vrai potentiel soit découvert par un astucieux Vénitien, un Juif renégat et un
brillant jeune Français !
— Gan-bei ! s’écria
le vieux Shi. Lekhaïm ! lança-t-il en trinquant contre les nôtres
son gobelet rempli de mao-tai, avant de le vider d’un trait.
Boucher l’imita, mais je me contentai d’une gorgée du
mien. Que mes joyeux compagnons se saoulent copieusement s’ils en avaient
envie ; pour ma part, je préférais conserver mes facultés intactes pour
l’usage que j’aurais à en faire plus tard.
Quelques musiciens ouïghours accompagnèrent le repas
en jouant de la musique (Dieu merci, pas trop fort), des jongleurs et autres
funambules leur succédèrent ; après quoi, une troupe vint jouer une pièce
de théâtre qui, pour étrangère qu’elle fut, me sembla familière. Un conteur han
récitait l’histoire, tantôt d’une voix monocorde, tantôt en hurlant
littéralement, suivant le rôle qu’il jouait, tandis que ses acolytes tiraient
les cordes de marionnettes qui figuraient les personnages. Je n’en saisis pas
un mot, mais trouvai le tout parfaitement compréhensible. En effet, les sujets
han, qu’il s’agisse du vieux cocu, du médecin burlesque, du vilain au ton persifleur,
du sage éternellement rabâcheur, de la languissante jeune fille ou du vaillant
héros, se rapprochaient terriblement de nos marionnettes traditionnelles du
théâtre vénitien : on y retrouvait respectivement le confus Pantaleon,
l’inepte docteur Balanzôn, Pulcinella le coquin, maître da Nulla, ce crétin
d’avocat, la coquette Colombina et le fringant Trovatore. Mais Kubilaï ne
semblait guère apprécier le spectacle, ne cessant de marmonner à notre
intention :
— Pourquoi diable représente-t-on les gens par des
marionnettes ? Les personnages ne pourraient-ils être tout simplement
joués par des gens ?
Comme pour exaucer son souhait, les troupes qui
vinrent les années suivantes abandonnèrent l’usage du narrateur qui faisait
parler ses marionnettes et confièrent la distribution des rôles à des acteurs
en chair et en os.
La majeure partie de la cour était encore en train de
prendre du bon temps lorsque
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