Marco Polo
à lancer très vite la construction d’un asile
pionnier à Kithai, et je vous laisse deviner quelle sera l’identité de son
premier pensionnaire.
— Vous... vous... !
Je pris mon élan pour me jeter vers sa couche couleur
lilas, mais il avait déjà étendu le bras vers le gong pendu au bord du lit.
— Bien. Je vous ai conseillé de vous rendre sur
la colline de Kara afin d’y vérifier de visu qu’aucun témoin n’est en
mesure de corroborer les fumeux propos issus de votre imagination. Je vous
suggère d’y aller. Là ou ailleurs. Mais de foutre le camp !
Avais-je mieux à faire que partir ? Je m’effaçai,
misérable et démoralisé, et grimpai désespérément les pentes de la colline de
Kara jusqu’au Pavillon de l’Écho, une fois encore, bien que je ne me fisse
aucune illusion quant à la véracité des assertions de l’Arabe quand il
prétendait qu’il ne s’y trouvait plus personne. Et tel était le cas. Nulle
trace ne subsistait du passage de Buyantu ici, ni rien qui pût venir démentir
sa mort. Je redescendis d’un pas traînant, encore plus abattu et, comme l’eût
dit mon père et cette vieille expression vénitienne, « avec mes cornemuses
retournées dans leur sac ».
Cette référence à mon père me le remit en mémoire, et,
n’ayant personne d’autre à qui aller me confier, je me rendis péniblement vers
ses appartements afin de lui présenter mes salutations de retour. Peut-être
aurait-il un avis judicieux à me prodiguer. Mais l’une de ses servantes, venue
répondre à mon grattement à sa porte, m’indiqua que maître Polo était absent de
la ville pour l’instant... Pas encore rentré ou déjà reparti, je ne songeai
même pas à le demander. Je transportai donc mon malaise un peu plus loin, au
fond du couloir, jusqu’à la porte d’oncle Matteo. La femme de chambre me
confirma que son maître résidait bien actuellement au palais, mais que, ne
passant pas toutes ses nuits dans sa chambre, il avait coutume, pour ne pas
déranger ses domestiques, d’y entrer et d’en sortir par une porte de derrière
qu’il avait fait aménager dans le mur du fond.
— J’ignore de ce fait toujours s’il s’y trouve ou
pas, conclut-elle avec un petit sourire un peu triste. Et je ne me hasarderais pas
à y faire irruption, soyez-en sûr !
Je me souvins avoir entendu une fois oncle Matteo
affirmer qu’il avait « donné du plaisir » à cette servante, et je
m’en étais réjoui pour lui. Peut-être n’avait-ce été qu’une brève incursion
dans la normalité sexuelle et, celle-ci ne lui convenant pas, l’avait-il
abandonnée. D’où la mélancolie de la jeune femme et cette allusion à son refus
de « faire irruption » dans son intimité.
— Mais si vous êtes de la famille, vous ne
sauriez être considéré comme un intrus, ajouta-t-elle en s’inclinant.
Donnez-vous donc la peine d’aller voir vous-même...
J’entrai dans sa chambre : elle était obscure, et
son lit inoccupé. Mon retour au bercail, songeai-je avec amertume, n’avait pas
précisément été salué par des acclamations de joie, personne ne semblait y
avoir prêté attention. Dans la pâle lueur de la porte entrouverte, je me mis à
tâtonner à la recherche d’un morceau de papier pour y griffonner quelques mots,
afin de signifier au moins mon retour. Lorsque je sentis sous mes doigts la
forme d’un tiroir de commode, mes ongles s’accrochèrent à un bout de tissu
transparent et vaporeux, étrangement léger. Surpris, je l’attirai dans la
clarté ; cela ressemblait décidément à tout, sauf à des vêtements d’homme.
Je retournai au salon y chercher une lampe et revins voir la chose de plus
près. Il s’agissait à n’en pas douter de vêtements féminins, mais d’une taille
exceptionnelle. Je songeai : « Mon Dieu, voilà qu’il se dévergonde à
présent avec une femelle géante ! » Était-ce la cause de la tristesse
de sa servante, abandonnée au profit de quelque grotesque rivale ? Bon, à
tout prendre, c’était au moins une femme...
Mais non, ce n’en était pas une. J’étais en train de
ranger les robes quand je vis planté là oncle Matteo qui venait de se glisser à
l’intérieur par sa porte dérobée. Il avait l’air saisi, embarrassé et irrité,
mais ce n’est pas ce que je remarquai au premier coup d’œil. Ce qui me sauta
aux yeux, ce fut sa face imberbe toute poudrée de blanc, jusqu’aux sourcils et
aux lèvres, ses yeux aux
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