Marco Polo
sortir.
23
Je n’avais qu’une hâte, retrouver Buyantu, et j’étais
torturé à l’idée de la savoir désemparée. Je me serais également volontiers
passé des mauvaises nouvelles à annoncer à Ali Baba. Je ne pus me résoudre,
pourtant, à le laisser se tordre les mains de désespoir dans le purgatoire de
l’incertitude. Je me rendis donc à mes anciens appartements, où il m’attendait.
Avec un entrain un peu forcé, il engloba les lieux du geste et me dit :
— Voilà ! Tout est restauré, remeublé et
décoré à neuf. Mais personne n’a songé à vous fournir de nouveaux serviteurs,
semble-t-il. Je resterai donc avec vous ce soir, au cas où vous auriez
besoin...
La voix lui manqua soudain.
— Oh, Marco, vous avez l’air tout secoué. Est-ce
bien ce que je dois craindre ?
— Hélas, oui, vieux camarade. Elle est morte. Les
larmes perlèrent à ses yeux, et il murmura :
— Tanha... hamishè [19] ...
— Je ne vois pas comment te l’annoncer autrement.
Je suis désolé. Mais elle est libre, à présent, elle ne souffre plus. (Autant
lui laisser croire, pour l’instant, qu’elle avait eu une mort rapide.) Je
t’expliquerai plus tard, si tu le veux, le pourquoi et le comment des choses.
Car il s’agit bien d’un assassinat, un geste gratuit, de surcroît. Perpétré
uniquement pour nous faire souffrir, toi et moi. Nous vengerons ce geste
ensemble, crois-moi. Mais ce soir, Ali, je t’en prie, ne m’en demande pas plus
et ne reste pas avec moi. Tu vas avoir besoin d’être seul avec ta peine, et
j’ai bien des choses à faire... pour hâter notre vengeance.
Je me retournai pour mettre un terme à l’entretien,
car s’il m’avait interrogé je n’aurais su lui mentir. Mais le peu que j’avais
été forcé de lui dire m’avait tourné les sangs. C’est avec une colère et une
détermination décuplées qu’au lieu d’aller droit au Pavillon de l’Écho
retrouver Buyantu, je me rendis d’abord chez le ministre Ahmad.
Très vite, ses sentinelles et ses serviteurs
s’interposèrent. Il avait eu, avancèrent-ils, une journée harassante, à
superviser le retour du khakhan et la réception de l’impératrice douairière.
Fatigué, il était allé se coucher ; il était hors de question de lui
annoncer un visiteur. Je rugis, implacable :
— Ne m’annoncez pas ! Faites-moi
entrer !
Mon ton devait être si féroce qu’ils me cédèrent
prudemment le passage, murmurant avec frayeur :
— Tant pis... à vos risques et périls, maître
Polo...
Je franchis en trombe la porte des appartements privés
de l’Arabe.
Je me remémorai aussitôt ce que m’avaient annoncé
Buyantu et, avant elle, maître Chao, le Peintre de la Cour, au sujet des
« excentricités » d’Ahmad. Car, en faisant irruption dans sa chambre,
j’y surpris une énorme femme qui s’y trouvait déjà et disparut prestement par
une autre porte. Je ne fis que l’entrevoir, voluptueusement enveloppée de
volutes de soie lilas presque transparentes. Mais je n’eus aucun doute :
c’était bien celle, grande et robuste, que j’avais déjà aperçue ici. Il me
sembla que cette fantaisie occupait Ahmad depuis un moment déjà ; mais je
l’oubliai aussitôt. J’étais face à l’homme qui était étendu dans le vaste lit
aux draps lilas, eux aussi, garni de coussins du même ton. Il me dévisagea
calmement, et ses yeux noirs à l’éclat de pierre ne fléchirent pas une seconde
devant la tempête qui devait se lire sur mes traits.
— Tout va bien pour vous, à ce que je vois...,
laissai-je fuser entre mes dents. Profitez bien de vos cochonneries. Ça ne
durera plus longtemps.
— Il n’est pas très correct de parler de
cochonneries à un musulman, mangeur de porc. Et c’est également au Premier
ministre du royaume que vous vous adressez. Vous feriez bien de surveiller
votre langage.
— C’est à un homme en disgrâce, destitué et
bientôt mort, que je parle.
— Je ne crois pas, non..., répondit-il avec un
sourire qui n’avait rien d’engageant. Vous avez beau être, Folo, le favori de
Kubilaï, invité jusqu’à partager ses propres concubines, à ce que j’ai entendu
dire, il ne vous laissera jamais le priver de son fidèle bras droit.
Je pris quelques secondes pour peser la remarque.
— Sachez bien que jamais je ne me serais considéré
comme un personnage important à Kithai, encore moins un rival ou un danger pour
vous, si vous ne m’aviez, de
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