Marco Polo
paupières fardées soulignés d’un large trait de khôl,
et une ridicule petite bouche en cerise peinte à l’endroit où auraient dû se
trouver ses lèvres. Ses cheveux étaient artistement maintenus par des peignes
de corne, et il était vêtu de robes de gaze translucide, de minces foulards et
de rubans en volutes couleur lilas.
— Gèsu..., laissai-je
filer dans un souffle, tandis que le choc initial laissait peu à peu place à la
prise de conscience... au peu de compréhension dont j’avais encore besoin,
lequel dépassait déjà largement mon entendement.
Comment avais-je fait pour ne pas comprendre depuis
longtemps ? Dieu sait si l’on m’avait prévenu à maintes reprises des
« goûts excentriques » du wali Ahmad, et j’avais déjà eu
largement connaissance des manœuvres désespérées de mon oncle qui tentait de
s’accrocher, tel un homme emporté au large par le courant, à n’importe quelle
bouée susceptible de se présenter. La veille encore, Buyantu avait eu l’air
assez embarrassé lorsque j’avais évoqué devant elle cette femme bâtie comme un
homme et s’en était tirée en admettant, de façon évasive, ne pas savoir si
cette personne portait un nom de femme...
Elle savait ! Et avait probablement
résolu, avec cette duplicité propre aux femmes, de garder par-devers elle cette
information, dans l’idée d’en tirer je ne sais quel profit ultérieur. L’Arabe
avait été bien plus explicite lorsqu’il m’avait menacé de rendre publiques
« certaines peintures... », et j’aurais évidemment dû faire le
rapprochement avec ces fameux tableaux, ceux que l’on obligeait maître Chao à
peindre en privé... « Le nom même de Folo deviendra un objet de
risée... »
— Gèsu, oncle
Matteo..., murmurai-je d’un ton mêlé de pitié, de répulsion et de déception.
Il ne pipa mot, mais eut le bon goût de paraître plutôt
honteux qu’agacé d’être ainsi découvert. Je hochai lentement la tête, songeant
aux différentes choses que j’aurais pu dire et lui déclarai finalement :
— Tu m’as un jour expliqué, de façon très
persuasive, que le mal pouvait être profitable. Que les gens capables d’assumer
leurs faiblesses avec fierté triomphaient, en ce bas monde. As-tu suivi tes
propres préceptes, mon oncle ? Est-ce là... (je désignai du doigt son
déguisement, englobant du geste la dégradation qui émanait de toute sa personne)...
est-ce là ce genre de triomphe ?
— Marco, commença-t-il comme pour se défendre
d’une voix enrouée, les formes d’amour sont nombreuses, et toutes ne sont pas
aussi agréables, j’en conviens. Mais aucune n’est jamais à dédaigner.
— Tu oses parler d’amour ? m’exclamai-je,
comme si j’employais un mot malséant.
— Oui, enfin, désir, luxure... dernier recours...
Appelle cela comme tu voudras, après tout, fit-il l’air désolé. Ahmad et moi
avons déjà un certain âge. L’un comme l’autre, nous nous sentons quelque peu différents
de nos semblables... des réprouvés... particuliers, tu vois...
— Aberrants, dirais-je plutôt ! Et j’aurais
plutôt cru que votre maturité vous permettrait de dompter vos instincts, au
contraire.
— C’est ça, pourrir tranquillement au coin du
feu ! fulmina-t-il, à nouveau remonté. S’asseoir paisiblement à attendre
la décrépitude, tout en mâchouillant son gruau avec les gencives et en soignant
ses rhumatismes. Crois-tu sincèrement que ta jeunesse t’octroie le monopole de
la passion et du désir ? J’ai l’air sénile, c’est ça ?
— Tu as l’air indécent ! hurlai-jeen guise de réponse.
Il recula et couvrit de ses mains son horrible visage.
— Au moins, l’Arabe ne fait pas étalage de ses
perversions, en dentelles et rubans. S’il le faisait, il serait risible. Toi,
tu me donnes envie de pleurer.
Il n’en était pas loin, lui non plus. Il renifla d’un
air pitoyable. S’asseyant sur un banc, il gémit :
— Si tu as la chance de festoyer aux banquets de
l’amour, ne te moque pas de ceux qui n’en ont que les miettes et se nourrissent
des restes.
— L’amour, encore ? sifflai-je avec un rire
caustique. D’accord, mon oncle, je veux bien concéder que je suis le dernier
homme sur terre à pouvoir faire la morale à quiconque sur ce qu’il convient ou
pas de faire au lit. Mais enfin, bon Dieu, tu pourrais faire preuve d’un peu de
clairvoyance ! Tu ne vas pas me faire croire que tu ignores
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