Marco Polo
entretien.
Je m’assis, et elle prit place à côté de moi. Je la
gardai appuyée contre moi pour son plus extrême inconfort sans doute, ainsi
qu’à son profond étonnement, mais elle ne chercha pas à se dégager durant toute
la nuit qui ne me parut pas longue du tout.
24
J’étais impatient de communiquer à nouveau avec
Hui-shen – en réalité pour lui faire un cadeau – ce qui impliquait que le matin
arrivât, afin que je puisse voir ce que je faisais. Mais au moment où les
premières lueurs de l’aurore brillèrent à travers les panneaux translucides de
la fenêtre, elle s’était endormie dans mes bras. Je restai donc assis sans
bouger et en profitai pour parcourir de plus près son visage, le regard
admiratif et empli d’affection.
Je savais Hui-sheng légèrement plus jeune que moi,
mais je ne saurais jamais de combien d’années, car elle n’avait elle-même
aucune idée exacte de son âge. Je n’ai jamais su non plus si c’était dû à sa
jeunesse ou à sa race, à moins que cela tînt simplement à sa perfection, mais
son visage ne se relâchait pas durant son sommeil, ses traits ne s’affaissaient
pas comme ceux de toutes les femmes que j’avais connues jusque-là. Ses joues,
ses lèvres, la courbe de sa mâchoire, tout demeurait ferme. Et son teint de
pêche, vu de près, était le plus clair que j’eusse observé, même sur des
statues de marbre. Sa peau était si fine sur ses tempes et sous ses oreilles
que je pouvais y déceler le délicat bleu pâle des veines qui couraient dessous,
aussi peu perceptibles que les dessins intérieurs, révélés à la lumière, des
vases en porcelaine minces comme le papier du Maître Potier.
Cet examen me révéla un autre détail. J’avais
jusqu’alors pensé que tous les hommes et les femmes de ces nations d’Orient
possédaient des yeux étroits comme des fentes – bridés, avait précisé Kubilaï
–, et dépourvus de cils, sans expression notable et impossibles à scruter. Je
constatais à présent que cette impression, qui s’effaçait dès qu’on les voyait
de plus près, ne tenait qu’à la présence d’une minuscule bordure en marge de
leur paupière supérieure, laquelle rétrécissait le regard. À cette courte
distance, je vis que les yeux de Hui-sheng étaient munis de magnifiques
éventails de cils noirs longs et très gracieusement recourbés.
Lorsque la lumière croissante, en pénétrant dans la
pièce, finit par l’éveiller, je vis que ses yeux étaient presque plus grands et
plus brillants que la plupart de ceux des Occidentales. Ils étaient d’un marron
café riche et profond, constellé d’étincelles fauves, et le blanc qui les
entourait était si pur que son lustre en avait un léger éclat bleuté.
Lorsqu’ils s’ouvraient à l’orée du sommeil, les yeux de Hui-sheng débordaient,
comme ceux de n’importe qui, des rêves qu’ils venaient de délaisser, mais à
mesure qu’ils reprenaient conscience du réel et du monde diurne, ils se
teintaient d’une douce expressivité, d’une pétulance d’esprit et de pensée
riche en émotions. Ce qui les différenciait des Occidentales, c’est qu’on ne
pouvait y lire immédiatement ; non qu’on ne pût les sonder, mais en
percevoir le message exigeait de l’observateur une attention particulière.
Celui des femmes d’Occident est direct, explicite, accessible à tous au premier
coup d’œil. Pour décoder le regard de Hui-sheng, il fallait que les gens
eussent, comme moi, le désir d’y parvenir et prennent la peine de plonger
jusqu’au fond.
Lorsqu’elle s’éveilla, la matinée était bien engagée,
et elle amena un grattement à ma porte. Hui-sheng bien sûr ne l’entendit pas,
aussi je me levai pour ouvrir, non sans précaution, peu confiant quant à
l’identité de celui qui se présentait ainsi. Mais ce n’était qu’une nouvelle
paire de servantes mongoles soigneusement assorties, qui s’inclinèrent d’un ko-tou, s’excusant de n’avoir pu me rejoindre plus tôt et m’expliquant que le
majordome en chef avait quelque peu tardé à se rendre compte que j’étais
dépourvu de la domesticité réglementaire. Elles venaient s’enquérir de ce dont
je désirais déjeuner. Je le leur indiquai, leur demandant d’en préparer pour
deux personnes, ce qu’elles firent sans paraître s’offusquer, comme l’auraient
fait les jumelles, de devoir servir une autre esclave. Peut-être
prenaient-elles Hui-sheng pour une concubine de
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