Marco Polo
pouvoir supporter ce nouveau conflit
de sentiments, en plus des émotions déjà endurées au cours de cette journée.
Alors, de peur de me mettre soudain à sangloter moi aussi, je préférai élever
encore la voix.
— Des hommes ? Tiens !
(Je brandis un miroir de cuivre qui traînait à côté de son lit.) Regarde le
genre d’homme que tu es devenu ! (Et je le jetai dans la soie de
ses atours de matrone.) Je n’échangerai pas un mot de plus avec une grue
peinturlurée. Si tu veux qu’on en rediscute, reviens me voir demain... la face
décapée, si possible. Moi, je vais me coucher. Je viens de connaître la plus
dure journée de ma vie.
Il y avait vraiment de quoi le penser, et cette
journée n’était pas encore terminée. Je regagnai ma chambre d’un pas
chancelant, tel un lièvre à bout de souffle au pelage hérissé de morsures,
fuyant vers son terrier devant le claquement de mâchoires des chiens de meute
lancés à ses trousses. Mais les pièces avaient beau être obscures et
apparemment vides, je ne les envisageai pas comme un asile sûr. Le wali Ahmad
était bien capable de savoir que je ne disposais d’aucun domestique – peut-être
même avait-il organisé la chose avec les majordomes du palais – aussi
décidai-je de veiller assis le reste de la nuit, aux aguets et tous sens
aiguisés. J’étais de toute façon trop épuisé pour retirer mes vêtements, mais
également si assommé que je me voyais mal résister au sommeil.
Je ne m’étais pas plus tôt affalé sur un banc que je
me redressai d’une vive secousse, et, telle une bête traquée, je vis ma porte
s’ouvrir dans le silence et poindre une lumière. La main crispée sur mon
couteau, je constatai bientôt, rassuré, qu’il ne s’agissait que d’une servante
désarmée. C’était en réalité Hui-sheng, la silencieuse Écho. Les majordomes du
palais avaient peut-être omis de m’attribuer des serviteurs, le khan Kubilaï,
lui, ne négligeait jamais rien. Malgré les innombrables autres préoccupations
qui l’assaillaient, il avait gardé en mémoire la dernière promesse qu’il
m’avait faite. Hui-sheng entra, munie d’une chandelle dans une main et, de peur
sans doute que je ne la reconnusse point, portant dans l’autre le fameux
encensoir de porcelaine blanche.
Elle le posa sur une table et s’avança dans la pièce,
souriante, pour arriver jusqu’à moi. L’encensoir était déjà chargé de ce tsan-xi-jiang
à l’inégalable qualité, et elle portait sur elle une trace de la fragrance
de ses volutes, cette senteur d’un champ de trèfles réchauffé au soleil puis
détrempé d’une douce pluie. Immédiatement, je ressentis comme une bénédiction
une nouvelle vigueur et un rafraîchissement de l’âme. Désormais, l’effluve de
cet arôme resterait indissolublement lié à Hui-sheng. Aujourd’hui encore, de
longues années après, je ne puis penser à elle sans sentir cet encens, ni
respirer ce parfum champêtre si particulier sans qu’elle resurgisse dans ma
mémoire.
Elle tira de son corsage un papier plié et me le
tendit, approchant la lueur de la chandelle pour que je puisse le lire. Je me
sentais si apaisé et irrigué d’un nouvel entrain depuis que sa douce vision et
sa senteur étaient venues à moi que je l’ouvris sans hésiter, ne ressentant
nulle appréhension. Il portait une forêt de caractères han dessinés à l’encre
noire, incompréhensibles pour moi, mais j’identifiai, appliqué en travers sur
le message et le couvrant en partie, l’encre rouge du sceau de Kubilaï.
Hui-sheng leva un petit doigt ivoirin et le pointa sur un ou deux mots, avant
de se tapoter la poitrine. Je compris ce qu’elle voulait dire – son nom était
là, sur le papier – et j’acquiesçai de la tête. Elle me montra ensuite un autre
endroit du message, où je n’eus aucune peine à reconnaître mon sceau personnel,
et frappa timidement sur ma poitrine. Le papier était un certificat de
propriété de l’esclave Hui-sheng, dont Kubilaï avait gratifié Marco Polo.
J’opinai vigoureusement du chef, Hui-sheng sourit, je ris à mon tour tout haut
(premier bruit de joie que j’émettais depuis un certain temps) et je l’attirai
vers moi dans une étreinte dénuée de toute passion amoureuse, simplement
heureuse. Elle me laissa embrasser sa fragile petite personne et me retourna
délicatement ce baiser de sa main libre effleurant ses lèvres, scellant ainsi
l’instant sacré de notre tout premier
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